01/05/2014
L'homme sans monde
Il y eut un homme, mais était-ce réellement un homme, qui vivait dans le monde sans être de ce monde. Il reçut le don de découvrir en lui le double du monde. Parfois il ne savait plus où était celui-ci. Ce qu’il voyait derrière la vitre de son être, était-ce le monde ou un rêve éveillé, ou bien, inversement, ce qu’il rêvait en lui, cette immensité sans forme, était-ce la réalité ? Il lui arrivait d’errer pendant plusieurs jours dans des paysages désertiques, sur des plateaux perdus, en bordure du monde sans jamais trouver la fin, cet abîme qui engloutit la peur. D’autres jours il vivait normalement. Ce décollement de son être disparaissait. Il était là, bien présent, buvant et parlant comme tout un chacun. Il exerçait même un métier, peintre de trompe-l’œil. Il vivait rarement au même endroit et s’arrêtait là où une vaste demeure avait besoin de ses soins : peindre des perspectives enchantées de fleurs et de feuillages qui conduisaient le regard si loin qu’il se perdait.
C’est ainsi qu’il découvrit son don, si l'on peut appeler ainsi ce privilège ou cette fatalité. Descendu de son échafaudage, il reculait pour vérifier la perspective de son œuvre. Il s’y noya en un clin d’œil, aspiré par un chemin qui s’enfonçait dans une forêt où l’on devinait une lueur lointaine, une source attirante vers laquelle on tendait les mains. Il passa de l’autre côté et contempla la pièce démesurée dans laquelle il travaillait. Il ne se vit pas. Il commença à marcher dans cette immensité, s’éloignant de son ouvrage. Il ouvrit une porte, puis une autre et ne reconnut pas le monde tout en étant dans le monde. Il portait son regard en lui et voyait l’extérieur. Quand il comprit ce qui lui arrivait, il tenta de se détacher de ce rêve qui lui collait à la peau. Il sentait bien cet enfermement derrière une cloison transparente et, au-delà, la réalité de la vie. Mais il ressentait dans le même temps une liberté infinie, une paix dégagée de tout souci. Avançant la main vers cette cloison, il en ressentit la résistance, comme une toile d’araignée qui entourait son doigt tendu et qui ne cédait pas. Dans le silence de ce monde intérieur, il voulut crier. Mais rien ne vint. Le cri se perdit dans une atmosphère privée d’air. Il tenta de parler. Rien, le silence dans un jour sans fin. Alors il marcha, marcha, marcha pour sortir de ce double, toujours accompagné de son enveloppe translucide qui laisse voir le monde réel, mais insaisissable. Epuisé, il finit par s’endormir au pied d’un arbre, sans avoir atteint le fond du tableau, ce point dans la forêt qui marque la limite du possible. Il se réveilla dans son état normal. Il ouvrit la bouche et gémit. Il entendit ce son plaintif et sut qu’il était à nouveau dans le monde.
Ce devint un jeu pour lui de sortir du monde par cet espace qui semblait auparavant impénétrable et qu’il peignait sans grande application, comme un brouillard doré, sans forme. Désormais, il s’appliquait, imaginait des formes nouvelles, des prismes redondants, des quartz étincelants, des glaces qui renvoyaient leurs images vides. Il reproduisait, sans en avoir conscience, cet état de l’univers dans lequel il était entré un jour, par inadvertance. Ce n’était pas des univers parallèles, sans point de contact entre eux. Ils pouvaient se confondre en lui, tantôt réels, tantôt irréels. Mais où était la réalité ? Il ne rencontrait jamais un autre être humain. Quelques animaux parfois, des plantes à profusion, mais l’essentiel se composait de minéral, envoûtant, multicolore, enchevêtré.
Or, un jour comme il errait dans ces paysages désertiques, il rencontra un autre homme. Il le salua fort civilement. L’autre fit de même. Ils tentèrent de se parler, mais aucun son ne se faisait entendre. Ils prirent le parti de s’écrire, sortant de leurs poches papier et crayon.
– Que faites-vous là ? demanda-t-il. J’erre depuis des années dans ce monde et n’y ai rencontré personne. Vous êtes le premier être vivant que j’y vois.
– Je suis Hugh Everett[1], inventeur de la décohérence quantique. Vous venez de découvrir qu’on peut exister dans deux lieues à la fois, dans le même temps. Non pas deux lieues de notre monde, mais deux lieues qui semblent parallèles. De plus vous pouvez les visualiser en même temps, ce qui est un avantage énorme que je n’ai pas. Depuis ma mort en 1982, je n’ai jamais vu un homme et encore moins le monde tel que je le connaissais.
L’auteur sait bien qu’Everett a interprété le paradoxe du chat de Schrödinger par la théorie des mondes multiples. Mais le peintre des trompe-l’œil l’ignorait. Il ne connaissait que son expérience, un monde intérieur aussi prégnant que le monde extérieur. Everett prétendait que c’est la nature de l’observateur ne percevant que notre univers qui empêche de concevoir toutes les possibilités prévues par la théorie quantique.
– Je vais vous faire une confidence, lui dit Everett. Dieu n’accepte pas la mort. Elle n’est qu’une projection dans un autre univers dont les caractéristiques dépendent de la vie vécue sur terre. Ainsi, l’homme qui saute par la fenêtre pour en finir avec la vie se retrouve dans un autre univers avec les mêmes angoisses qu’il n’a su résoudre. Mais l’homme qui comprend cette situation, se délivre du voyage dans les multivers. Il est, par lui, avec lui et en lui, seul et incluant tous les univers.
[1] Hugh Everett est un physicien et mathématicien américain, né le 11 novembre 1930 à Maryland ou Washington DC et mort le 19 juillet 1982 à McLean (Virginie). Il est célèbre pour son hypothèse des mondes multiples en physique, également nommée interprétation d'Everett.
07:07 Publié dans 43. Récits et nouvelles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : décohérence quantique, mondes parallèles, peinture, trompe-l'oeil | Imprimer
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