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03/02/2014

Un barrage contre le Pacifique, roman de Marguerite Duras

Il m’a fallu attendre la page 115 pour que s’éveille en moi un intérêt pour ce roman. Auparavant, je me demandais ce que chaque personnage faisait de sa vie et en quoi ce livre dépeignait une vision particulière du monde qui valait la peine d’être contée. Et tout à coup, les enfants : Il y avait beaucoup d’enfants14-012-03 Un barrage contre le Pacifique.jpg dans la plaine. C’était une sorte de calamité. Il y en avait partout, perchés sur les arbres, sur les barrières, sur les buffles, qui rêvaient, ou accroupis au bord des marigots, qui pêchaient, ou vautrés dans la vase à la recherche des crabes nains des rizières. Dans la rivière aussi on en trouvait qui pataugeaient, jouaient ou nageaient. Et à la pointe des jonques qui descendaient vers la grande mer, vers les îles vertes du Pacifique, il y en avait aussi qui souriaient, ravis, enfermés jusqu’au cou dans de grands paniers d’osier, qui souriaient mieux que personne n’a jamais souri au monde. (…)

Dès le coucher du soleil les enfants disparaissaient à l’intérieur des paillotes où ils s’endormaient sur les planchers de lattes de bambous, après avoir mangé leur bol de riz. Et dès le jour ils envahissaient de nouveau la plaine, toujours suivis par les chiens errants qui les attendaient toute la nuit, blottis entre les pilotis des cases, dans la boue chaude et pestilentielle de la plaine. Il en était de ces enfants comme des pluies des fruits, des inondations. Ils arrivaient chaque année, par marée régulière, ou si l’on veut, par récolte ou par floraison. Chaque femme de la plaine, tant qu’elle était assez jeune pour être désirée par son mari, avait son enfant chaque année. A la saison sèche, lorsque les travaux des rizières se relâchaient, les hommes pensaient davantage à l’amour et les femmes étaient prises naturellement à cette saison-là. Et dans les mois suivants les ventres grossissaient. Cela continuait régulièrement, à un rythme végétal, comme si d’une longue et profonde respiration, chaque année, le ventre de chaque femme se gonflait d’un enfant, le rejetait, pour ensuite reprendre souffle d’un autre.

Et ce fut l’illumination. La magie de l’écriture pour l’écriture. L’histoire est simple, si simple qu’elle n’a que peu d’intérêt. Une vieille femme, deux enfants déjà grands, dans une concession qu’elle a achetée à des fonctionnaires véreux. Elle s’épuise à construire un barrage contre le Pacifique et contre la société qui la rejette parce que trop pauvre. Seules comptent les descriptions merveilleuses de ce monde absurde et les personnages plus ou moins atypiques qui côtoient de près ou de loin la famille. Ainsi les jambes de Carmen : Ce qui faisait que Carmen était Carmen, ce qui faisait sa personne irremplaçable c’était ses jambes. Carmen avait en effet des jambes d’une extraordinaire beauté. (…) Carme, passait le plus clair de ses journées à se déplacer dans le très long couloir de l’hôtel qui donnait à une extrémité sur la salle à manger, à l’autre sur une terrasse ouverte, et de chaque côté duquel s’alignait les chambres. Ce couloir, ce long tuyau nu éclairé seulement à ses extrémités, était naturellement destiné aux jambes nues de Carmen et ces jambes y profilaient toute la journée durant leur galbe magnifique. (…) On pouvait coucher avec Carmen rien que pour ce jambes-là, pour leur beauté, leur intelligente manière de s’articuler, de se plier, de se déplier, de se poser, de fonctionner. D’ailleurs on le faisait…

Le récit s’émaille de ces descriptions merveilleuses qui laissent un arrière-goût de perfection dans la mémoire du lecteur. L’histoire continue, mais peu importe, seules comptent ces illuminations dans lesquelles nous plonge Marguerite Duras, l’ensorceleuse. Allez ! Encore une description avant de vous laisser : La première fois que Suzanne se promena dans le haut quartier, ce fut donc un peu sur le conseil de Carmen. Elle n’avait pas imaginé que ce devait être un jour qui compterait dans sa vie que celui où, pour la première fois, seule à dix-sept ans, elle irait à la découverte d’une grande ville coloniale. (…) Suzanne s’appliquait à marcher avec naturel. Il était cinq heures. Il faisait encore chaud mais déjà la torpeur de l’après-midi était passée. Les rues, peu à peu, s’emplissaient de blancs reposés par la sieste et rafraîchis par la douche du soir. On la regardait. On se retournait, on souriait. Aucune jeune fille blanche de son âge ne marchait seule dans les rues du haut quartier. Celles qu’on rencontrait passaient en bande, en robe de sport. Certaines, une raquette de tennis sous le bras. Elles se retournaient. On se retournait. En se  retournant on souriait. « D’où sort-elle cette malheureuse égarée sur nos trottoirs. » Même les femmes étaient rarement seules. Suzanne les croisaient. Les groupes étaient tous environnés du parfum des cigarettes américaines, des odeurs fraiches de l’argent…

Le livre se lit comme un rêve ou se parcourt comme une marche dans la brume d’un pays lointain si différent de ceux que l’on connaît. Les deux adolescents découvrent la vie, l’amour ; la mère se tasse dans son lit, pleure devant sa concession inutile et finit par mourir, harassée.  Alors ils partent.  La nuit était tout à fait venue. Les paysans étaient toujours là, attendant qu’ils s’en aillent pour s’en aller à leur tour. Mais les enfants étaient partis en même temps que le soleil. On entendait leurs doux piaillements sortir des cases.