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13/09/2017

L'homme sans ombre (19)

Le lendemain, elle s’habille de manière parfaitement anonyme, avec un chapeau misérable qui cache ses magnifiques cheveux, une paire de lunettes aux verres ronds, larges et légèrement teintés et une canne qui lui permet de compenser le caillou qu’elle s’est mis dans une de ses chaussures. Dès huit heures, elle attend au bas de l’immeuble de Mathis qui en sort à neuf heures moins le quart et se dirige vers la station de métro. Elle ne connaît pas les habitudes du jeune homme et se dit que s’il va vers son entreprise, elle pourra rentrer chez elle et ne revenir qu’à la sortie des bureaux.

– Le voilà qui sort, constate-t-elle à 8h25. Il se dirige vers le métro. Suivons-le !

Effectivement, Mathis prend le métro. Lauranne fait le maximum pour ne pas se faire repérer. Il descend à la station Châtelet et prend une autre ligne. Comme il s’agit d’un nouveau métro sans compartiments dans lequel on peut circuler de la tête à la queue, elle n’a pas de mal à le surveiller en restant suffisamment loin de lui pour qu’il ne la repère pas.

– Tiens, il sort place d’Italie. Sortons !

Il se dirige vers le quartier asiatique, s’introduit dans les petites rues et entre sous un porche. Elle entend une sorte de gong, un son profond qui résonne dans le corps, puis une longue récitation monotone, rythmée, faite de voix profondes. Elle n’ose s’introduire dans ce qui semble être un temple, au moins en raison des sons émis à l’intérieur, et elle attend sans savoir quoi faire. Une heure s’écoule, elle attend toujours. Une heure et cinq minutes, le gong résonne à nouveau, plusieurs coups portés puissamment, une nouvelle récitation et le piétinement des pas sur un tapis de coco. La porte s’ouvre et une longue procession en sort, faite d’hommes et de femmes en robe jaune, le regard extasié, marchant lentement, avec attention. Pas un ne tourne la tête, concentré sur lui-même, sans vision du monde extérieur. Lauranne se cache derrière un pilier, puis suit cette étrange procession. Soudain, elle se rend compte que certains marchent comme sur un coussin d’air, sans contact avec le sol.

– Est-ce possible ? se demanda-t-elle.

Puis l’un d’eux se projette à trois mètres, sans effort, sans même avoir l’air de se rendre compte de ce qu’il fait. Les participants semblent être sous l’effet d’une drogue, déconnectés de la réalité en raison d’une intense concentration.

– Quelle extraordinaire procession ! remarque-t-elle.

Elle cherche Mathis dans les rangs, mais ne le voit pas. Peut-être est-il resté à l’intérieur ? Elle se demande un moment si elle va tenter d’entrer dans le temple. Elle y renonce en constatant la présence de deux hommes imposants qui manifestement gardent le passage.

– Où donc est passé Mathis ? se demande-t-elle. Elle l’aperçoit soudain sur le balcon du temple, contemplant la procession, immobile, comme figé dans une attitude orante, semblant diffuser son aura sur les pénitents. Derrière lui, trois hommes, également immobiles, dans la même posture, le regardant faire. Le temps semble figé. On entend uniquement une sorte de plainte musicale, irréelle, assez belle, produite par un Rgya gling[1] dont on ne voit pas l’artiste. Lauranne elle-même semble pétrifiée et n’arrive plus à penser. Enfin, sur un coup de gong plus fort que les autres, elle se détache du spectacle et s’esquive, étrangement mal à l’aise. Son cœur bat à tout rompre. Elle reprend lentement ses esprits et s’éloigne pour s’engouffrer dans la station de métro la plus proche.

 

[1] Sorte de hautbois au corps en bois prolongé par un pavillon en cuivre et utilisé dans les monastères tibétains.

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