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16/07/2015

Le nombre manquant (récit insolite : 4)

J’entendis une voix sûre d’elle, ronde, élégante mais pas recherchée, incisive aussi, une voix peu ordinaire parce qu’elle utilise la résonance de la poitrine de façon naturelle. Elle me plut aussitôt. Allez dire pourquoi ! Il entra le premier suivi de Mathias. Il était grand, pas trop, un mètre quatre-vingt au plus, mais il se tenait droit ce qui augmentait cette impression de grandeur. Je ne sais si vous l’avez remarqué, mais généralement les gens assez grands se tiennent un peu courbés pour se mettre à la portée des autres. Lui rayonnait de sa hauteur, sans aucune gêne.

Les présentations faites, nous nous assîmes autour de la table basse, et Mathias, beau parleur, expliqua les raisons de notre intérêt pour ses travaux. Il écoutait tranquillement, l’air calme et reposé, approuvant parfois d’un hochement de tête, s’étonnant d’une mimique des sourcils, s’interrogeant d’un écarquillement des yeux. Il avait une tête puissante, presque ronde, les cheveux en bataille, le cou assez épais. Mais cette morphologie ne l’empêchait pas d’être très mobile, très expressive, à la manière d’un oiseau de proie, regardant sur plusieurs côtés en même temps, rapidement, attentivement. Une tête captivante avec un sourire rare, mais ouvert. Cependant, en réponse à une explication maladroite de Mathias, il marqua sa réprobation d’une manière sans doute exagérée, trop franche et trop brusque. Attention, ne pas trop se frotter à sa réprobation, me dis-je. Mathias le comprit et conclut assez rapidement ses explications difficiles et quelque peu embrouillées.

Le hacker ne fit aucune allusion à ce discours. Il expliqua comment il était « entré en hack », c’était son expression, comme on entre en religion.

– Le hack est une manipulation permettant de contourner un problème, une sorte de bricolage qui sépare des blocs d’écriture et les réorganise de façon à créer une nouvelle cohérence qui permet de faire fonctionner le système même s’il est protégé. Je me suis toujours intéressé à l’écriture mathématique. Lorsque j’étais enfant, je réfléchissais déjà à l’agencement des nombres et plus particulièrement aux paradoxes qu’ils contiennent. Vous connaissez bien sûr cette phrase de Bertrand Russel : « Les mathématiques sont la seule science où on ne sait pas de quoi on parle, ni si ce qu'on dit est vrai. » J’aimais cette ambiguïté des mathématiques. Dans le même temps les nombres sont le moyen de cerner la réalité d’une manière particulièrement efficace, mille fois plus que les paroles. Ils rendent compte des caractéristiques de chaque objet, voire de chaque concept, mais également de leur rapport avec les autres choses. D’ailleurs les nombres sont les seuls mots de la langue française à avoir deux écritures : lettres et chiffres. Cela montre bien leur ambiguïté. Progressivement, à force de manipuler les nombres, je me suis passionné pour les bases de numération : pourquoi d’autres, tels les Anglais, comptaient dans leur monnaie sur une base de douze chiffres? Pourquoi le temps se compte de 60 en 60 ? Qu’est-ce que la numérotation binaire ? Pourquoi les ordinateurs ne comptent qu'avec deux chiffres?

En une prise de parole, il était entré dans nos interrogations, l’air de rien, parlant de ses souvenirs d’enfance. Il semblait très en avance sur nous dans ces réflexions. L’œil de mon ami Mathias brillait. Il était tout ouï. Pourtant, rien ne se passa comme il l’espérait. Il s’attendait à un discours explicatif donnant des pistes de réflexion, voire des solutions aux questions que nous nous posions. Mais progressivement, le hacker se mit à s’interroger comme s’il était seul en face de ce problème. Il nous oubliait. Son discours devient une péroraison intérieure à laquelle il était difficile d’adhérer par manque de compréhension.

La dualité a toujours été présente dans la pensée humaine. Pourtant il lui fallut du temps pour s’imposer dans les mathématiques. Joseph Diaz Gergonne, après Poncelet, s’est intéressé à la géométrie projective qui étudie les propriétés des figures qui sont stables par projection. Très vite, la dualité apparut dans de nombreuses disciplines mathématiques. Elle se développa d'abord en géométrie, puis en algèbre, en analyse fonctionnelle, en théorie des graphes. La dualité dépasse d’ailleurs les mathématiques. Elle entre en jeu dans la philosophie. Elle indique une duplicité dans laquelle les deux éléments de correspondent et se complémentent. Pire même, certains philosophes, ou peut-être mystiques, pensent que les contraires se rejoignent en un certain point, ou certain plan, changeant ainsi la face du monde.

Il poursuivit pendant un quart d’heure, mais tous avait décroché, malgré une attention éperdue. Lorsqu’il s’arrêta, ils n’eurent aucune question à poser. Ils étaient abasourdis, la mâchoire décrochée, l’œil vide, le cerveau sans aucun circuit neuronique activé. Il les regarda, compris qu’il s’était laissé aller, s’excusa et leur proposa d’en reparler de manière plus approfondie. Leur dialogue, qui fut un monologue, en resta là. Ils échangèrent des banalités, se serrèrent la main chaleureusement et se donnèrent rendez-vous la semaine suivante. Après son départ, Mathias se contenta de dire :

– C’est vraiment un être supérieur. Je n’ai rien compris à sa démonstration ou plutôt ses raisonnements. Mais il a dès le départ enregistré notre problème, celui de la dualité. Ce n’est certes pas l’explication finale et ne conduit pas directement à la découverte d’un nouveau nombre, mais c’est une approche originale prometteuse.  

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