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02/05/2013

L'échappatoire

Quelque part, en France, il existe une installation très spéciale sur un fleuve : un bac à double sens permet de le franchir. La plupart des gens l’évitent. Il est perdu dans la campagne et un pont suspendu se trouve à quelques kilomètres. Seuls ceux qui ne le connaissent pas ou les habitants des villages des deux rives s’essayent à franchir le fleuve à cet endroit. Deux gardiens, employés par la commune, sont là pour le péage. C’est une obligation légale établie lors de la construction des bacs il y a plusieurs dizaines d’années. Le montant du passage est suffisamment élevé pour qu’on soit obligé de passer à plusieurs. Mais le prix n'est pas fixe. Il dépend du nombre de passagers pour la traversée dans un sens, mais aussi dans l’autre sens. Il dépend également du poids des impétrants, de l’heure de la journée, du passage des bateaux assez fréquent en milieu de journée et de l’humeur des gardiens. Le péage est fondé sur la capacité à négocier de celui qui veut tenter l’aventure. Car il faut avant tout trouver un leader qui prend à sa charge cette mission périlleuse.

La négociation commence entre les demandeurs d’une rive. Combien acceptent-ils d’investir pour traverser ? Quatre euros, cinq, voire sept ? La discussion dépend bien sûr du nombre de personnes, mais aussi du temps de négociation et de l’heure à laquelle elle se termine. Lorsqu’ils se mettent d’accord, une entente réelle a pris forme et ils défendront leur point de vue envers et contre les volontaires de l’autre rive. Le leader va alors voir le passeur, lui donne le chiffre atteint et reprend la négociation avec lui. Souvent, le chiffre demande quelques ajustements de la part du groupe qui finit par consentir à ajouter quelques dizaines de centimes. Le gardien appelle alors son collègue par téléphone. Il est assez fréquent qu’il n’ait pas en face un groupe semblable prêt à traverser. Il faut alors attendre. Certains groupes jouent aux cartes, d’autres observent les mouettes tracer dans l’air des courbes vertigineuses, quelques-uns, mais peu, ne se parlent pas et attendent en silence. Lorsque le groupe opposé est prêt – ce qui signifie qu’il a effectué les mêmes opérations de négociation – le leader, par l’intermédiaire du gardien entame la négociation entre les deux groupes. Elle peut durer. Certains s’entendent très vite, mais il est arrivé qu’elle se prolonge au-delà de la journée. Généralement elle se situe entre quinze minutes et une heure. Chaque leader met son point d’honneur à ne pas céder aux exigences de l’autre. Ce sont parfois les autres membres du groupe qui finissent par accepter les conditions outrancières de l’autre rive. Les gardiens ont également leur mot à dire, en fonction des différentes variables exposées plus haut. Habituellement ils anticipent d’un quart d’heure le changement de tarif : arrivée d’un train de bateaux, passage d’une perturbation atmosphérique ou tout autre élément ayant un poids sur le prix. Lorsque les négociations sont terminées, on débouche une bouteille de part et d’autre de la rive et on la laisse ouverte sur la table dans le bureau des passeurs. Le groupe s’entasse dans la barge, le gardien revêt son casque, met le moteur en route, donne un coup de sirène et commence la traversée. Le croisement des groupes s’effectue généralement au milieu. On s’invective à pleine voix, les hommes gesticulant de part et d’autre. Certaines femmes agitent leur parapluie en poussant de petits cris. Puis les embarcations s’éloignent l’une de l’autre et l’on n’entend plus que le clapotis des vagues sur la coque. A l’arrivée, tous se précipitent dans le bureau des gardiens pour voir la bouteille dont le prix avait également été négocié. Le leader la prend, emplit de manière équitable chaque verre, et chacun boit religieusement le fond d’alcool auquel il a droit. Lorsque la dégustation est finie, on se salue d’une inclinaison de la tête et chacun repart vers ses occupations, heureux d’être enfin parvenu de l’autre côté.

Pourquoi, me direz-vous, ces gens perdent-ils un temps précieux à ces opérations difficiles et aléatoires de négociation au lieu d’aller traverser sur un pont somme toute assez proche ? C’est le seul endroit en France où l’on trouve un tel système. Il est en fonctionnement depuis pas mal de temps et personne ne le remet en cause, même pas les maires des deux communes qui payent les deux gardiens. Ce que l’on peut dire, c’est que c’est également le seul lieu en France où il n’y a ni crime, ni délit. Le rôle du bac est d’établir un lien social et quasi éthique entre les habitants des deux villages. Ils se connaissent bien, s’estiment  pleinement, s’invectivent fortement sur le bac et apprécient de pouvoir boire un coup chaque fois qu’ils traversent la rivière. La négociation tient lieu de trop plein à leur agressivité. L’ai-je rêvé ou est-ce vrai ?

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