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07/11/2014

Prodigieux (3)

J’avançais d’un pas. Ce me fut fatal. Je partis et tombais dans un vide effrayant, le cœur soulevé, les cheveux en bataille, la nausée aux lèvres. J’ouvrais vite mon parapluie, ce qui me ralentit quelque peu, mais pas suffisamment pour pouvoir m’accrocher au balcon que je vis défiler devant moi. La ville s’était creusé un espace supplémentaire à 90°. Non je n’ai pas bu d’alcool pharmaceutique, juste un peu de ce thé divin qu’elle m’avait offert. M’a-t-il tourné la tête ? Je ne sais.

Mon regard révolutionné, mes bras étendus pour planer je tourne autour des réverbères et passe au-dessus des gens qui me contemplent le nez en l’air. Certains même me font des signes comme on dit au revoir à ceux qui s’éloignent du quai, montés sur le grand bateau blanc. Je retrouve les rues de mon enfance quand j’allais chercher le lait sorti des pis gonflés ; je revois l’usine gigantesque où j’errais, seul, dans la fraicheur du matin ; je conteste ce passage indélicat d’une fille courant dans le noir et sautant la barrière de la retenue. Ah, cela ralentit, le vent ne s’engouffre plus dans mes oreilles surchargées de bruit. Bientôt ce n’est plus que le silence qui m’accueille. Serait-ce parce que j’ai pris de l’altitude ? J’aperçois au loin une tache sombre, un trou noir vers lequel je me dirige sans même pouvoir dévier ma route. Ça y est ! Entrée dans cette boule flasque et gélatineuse. Les oreilles se bouchent, les yeux s’obscurcissent. Elle a un goût sucrée, l’odeur des barbe-à-papa d’une enfance malheureuse. Les bras tendus, j’erre sans rien voir ni rien entendre. Je me mets en boule, recroquevillé, un point dans le désert d’un monde inconnu qui tourbillonne dans le silence de la perte de repères.

– As-tu trouvé le bonheur ? me demanda-t-elle doucement.

J’émergeai lentement de ce cauchemar visqueux, les yeux encore écarquillés, les mains en avant pour me protéger. J’entendais toujours le sifflement du vent, et me voici étendu à ses pieds. Elle se penche vers moi, passe une main légère sur mon front et m’aide à retrouver mes esprits.

– Sais-tu ce que j’ai vécu ?

– Oui, je connais cette errance dans la ville distendue. C’est une cachette que peu connaissent, bien commode pour échapper à la langueur des nuits.

– Mais où sommes-nous maintenant ? Demandai-je à la charmante enjôleuse.

– Je ne sais. Nous avons franchi le rubicond et errons dans les plis du temps qui recèle de multiples vies. Ainsi s’allonge le destin de ceux qui font ce premier pas terrible. Plusieurs destinées les attendent, mais ils perdent l’équilibre et peu reviennent sain d’esprit et de corps.

Je la regardai et perçu que sa peau avait bleui, d’un bleu pâle comme la mer en été ou un ciel sans nuage. Ses lèvres charnues rosissaient, son œil étincelait, ses cheveux devenus rouges lançaient des éclairs luminescents. Elle se pencha vers moi et murmura :

– Bienvenue au royaume des apatrides. Tu es libéré de ton passé et libre de tout avenir. Désormais tu erreras solitaire dans ce monde sans attache jusqu’à ce que tu trouves le pli du temps qui te ramènera dans l’ancien monde. Elle se pencha vers moi, déposa un baiser sur mes lèvres, enfoui sa main  sous ma chemise jusqu’à ce point sous la poitrine qui fit bondir le rythme de mon cœur. Peut-être allait-elle se donner maintenant ? Je mis ma tête entre ses seins, respirait fortement ce parfum entêtant émanent de ses aisselles et sombrai dans un sommeil profond, un anéantissement de ma personne, une absence douce après ce que j’avais vécu.

Elle murmura pour elle seule :

– Prodigieux ! Il s’est endormi et j’en dispose pour moi seule sans qu’il le sache.

Elle s’étendit à mes côtés et mon rêve devint réalité.

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