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13/07/2019

Locédia, éphémère (10)

J'avais soif de la poussière de la basse ville qui enduit les chaussures d'une légère couche blanchâtre et frappais à la porte d'un bistrot pour m'en débarrasser. C'était un de ces bistrots crasseux de la vieille ville, surmonté de charpentes de bois mal équarries, aux vitres jaunes de poussière et parfois remplacées par un morceau de carton découpé dans un vieil almanach. Dans la rougeur vaporeuse de la pièce, je distinguais du bout des doigts le bar vertical et rigide où les clients s'étendent pour consommer. Il était muni de petits accoudoirs et d’oreillers en cuivre mat pour le rendre plus confortable. Au plafond, sur la passerelle métallique, trônait le patron à la tête de ses robinets. Il y en avait de toutes les formes : carrés ronds, coniques, à tête de bélier, à tête de loup ou à tête d’épingle. Sous chacun d'eux luisait un petit voyant rouge dans la transparence duquel se lisait le nom des boissons. Appuyant sur un des boutons du pupitre de commande après avoir introduit une pièce et tournant le doseur sur petites giclées, j'attrapais avec la bouche le tuyau à bec chromé descendant de la passerelle et savourais lentement le breuvage rafraichissant.

Désaltéré, je pus regarder autour de moi les rares clients étendus sur les bars. Parallèlement au mien, à trois mètres environ, coiffé d’une casquette verte et décolorée, déglutissait un marin. Je l'enviais un peu d'avoir atteint ce stade de la soif où le patient tente de boire l'atmosphère à grands gestes de possession. Je n'osais pas trop me pencher vers lui de peur d’être aspiré par le lobe de l'oreille dans un de ses mouvements. Mais voyant que je m'intéressais à lui, il tenta de m'aborder au prix d'efforts immenses pour déplacer l'air et attirer mon bar. Je me tournais promptement vers le tuyau chromé pour aspirer quelques giclées bienfaisantes en poussant vers la droite la poignée du doseur. A travers le périscope du bar, le marin apparaissait allongé, ténu, déglutissant, la face ravagée par l'ennui. Il avait visiblement envie de parler. Je tournais vers lui le pavillon du bar et lui fis comprendre du regard que j'étais prêt à l'écouter. Il parla d'une voix altérée par la déglutition en entrecoupant son récit de fréquentes lampées sur le bec chromé.

_ J'ai vu la solitude. Je la tenais dans mes filets, étendue mauve, molle, secouée par les flots, abandonnée par sa force. Je la tenais prisonnière et mon cœur éclatait en rires. J’ai mis toute mon âme à fermer le filet. J’ai plongé dans l’eau verte à côté de la forme mauve. J'ai pris un bout du filet et nagé pour chercher l'autre bout. J'ai tourné ainsi trois fois en plongeant pour bâtir ma pelote de mailles, une pelote ronde, mauve et molle. Quand j'eus bien fermé la pelote, je remontais sur le bateau, je manœuvrais le treuil, j'attachais le câble au filet, j'ouvrais les cales au centre du bateau et y déposais la pelote dégoulinante d'eau. Épuisé, je me couchais sue le pont et sombrais dans un sommeil profond.

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