Art et spiritualité (20/09/2015)
L’art est spirituel ou n’est pas.
Père Marie-Dominique Philippe
Deux jours d’exposition pendant lesquels je ne suis attentif qu’à une seule chose : transmettre le tremblement de l’être devant la vie et la création. Quelle exigence et combien cela est difficile !
Tout d’abord laisser parler l’autre. Se taire et regarder ce qui en lui est ému ou indifférent. S’il est ému, lui demander doucement ce qui l’émeut. Il ne sait pas, bien sûr, mais il se sait ému. Alors le guider dans cette quête de soi qu’est l’approche d’un tableau.
Le plus souvent, devant l’incompréhension des formes et des couleurs sans représentation d’une réalité connue, la personne est perdue. Elle vous dit : cela me rappelle telle chose ou telle autre chose. Elle fait l’effort de chercher à quoi ressemble ce qu’elle a sous les yeux. Elle voit une forme et cette forme évoque en elle tel souvenir ou telle image. Elle voit une couleur et cette couleur lui rappelle tel ou tel sentiment ou telle et telle émotion. C’est normal. L’adulte juge ce qu’il voit à travers ce qu’il connaît. L’enfant seul est innocent, car il ne peut se raccrocher à ce qu’il connaît. Il éprouve donc une émotion originale et nouvelle devant ce qu’il ne connaît pas. Il n’a pas encore appris à juger le monde par ce qu’il sait du monde. L’adulte ne regarde pas vraiment le monde. Il le regarde à travers sa vision propre. Vous vous êtes bien sûr promené dans une rue que vous connaissez parce que cela fait des années que vous y passez. Et un jour, vous découvrez un détail que vous n’aviez jamais vu. Ce détail transforme votre vision de cette rue. Elle vous paraît nouvelle, belle de surprises. Elle vous a étonné et cet étonnement vous a transformé. Première expérience : l’étonnement devant ce que l’on connaît et découverte d’une autre réalité derrière celle connue.
En réalité, la personne se raccroche à une réalité objective au lieu de se laisser aller à une subjectivité rafraichissante et sans souvenir. Deuxième expérience : sortir de la vision d’un monde objectif qui existe sans nous auquel l’esprit se raccroche en se croyant objectif. Le monde est ce que nous croyons qu’il est jusqu’au jour où on le découvre autre, mystérieux, cachant un invisible au-delà du visible. Là nous sommes touchés et ne savons que dire parce que nous éprouvons un sentiment autre que ceux auxquels nous sommes habitués. Un vide se crée en nous que nous ne pouvons nommer, mais qui nous fait du bien parce qu’il renouvelle notre sens de la vie. La vie est autre que ce que nous avons cru jusqu’à maintenant. Elle cache un mystère qu’il va falloir découvrir.
L’art déjà a fait la moitié de son travail : l’éveil à une autre réalité, apaisante et bouleversante. Mais qu’est-ce ? La recherche personnelle de ce qui nous touche dans la contemplation d’une œuvre d’art va nous permettre d’aller plus loin. L’œuvre nous questionne : écouter les questions, c’est l’objet des deux premières expériences. Il faut maintenant y répondre, c’est-à-dire se laisser guider par autre chose que notre intelligence objective et notre connaissance du monde habituel. Là, l’œuvre d’art abstrait amène la personne à s’interroger d’une autre manière que de tenter de reconnaître ce qu’il a l’habitude de voir. Ne pouvant retrouver ce qu’elle connaît, elle doit s’interroger autrement. Je ne vois rien de connu et pourtant cela m’émeut. Pourquoi ? La personne se décourage très vite. Elle ne sait pas pourquoi elle aime ou n’aime pas et ne trouvant pas de réponse, elle laisse tomber. Je ne sais pas, dit-elle. Il faut l’encourager à aller au-delà. Elle se pose alors des questions techniques : pourquoi cela est-il peint ainsi et pas autrement ? Pourquoi y a-t-il une symétrie entre telle et telle partie du tableau ? Pourquoi lorsque je regarde là je vois telle perspective et lorsque je regarde ici y en a-t-il une autre ? Oui, pourquoi ne pas encourager cette façon de se poser objectivement les raisons de son émerveillement ? C’est une troisième expérience : chercher dans la technique de la peinture ce qui est source d’émerveillement.
Mais très vite la personne se rend compte que cela ne suffit pas à expliquer son étonnement qui en fait se trouve au-delà de la technique. Je contemple le tableau et j’éprouve un vide en moi et ce vide est bon. Il me sort de moi-même. Je suis transformé, je ne sais pourquoi, mais combien est bonne cette émotion que les intellectuels appellent émotion esthétique. Peu importe comment elle est appelée. Elle me transforme et j’en suis bien. Quatrième expérience : c’est une expérience qui n’en est pas une ou plutôt qui est différente. Je n’apprends pas quelque chose. Je vis autre chose. Ce n’est pas un concept que je vais ensevelir dans mon cerveau. C’est un état d’être nouveau que j’éprouve et que j’aime et qui n’est pas lié à mon savoir. Il est subjectif et donc sans intérêt, pensent la plupart des gens. Eh bien non, il est objectif au-delà de l’objectivité construite par notre connaissance. Il est objectif parce qu’il me pose en tant qu’être différent de celui que je suis habituellement. Il est objectif parce qu’il me change et m’oblige à voir autrement, comme je n’ai jamais vu. C’est l’expérience du tout autre, ce que certains appellent le numineux, d’autres l’invisible ou le nuage d’inconnaissance ou encore l’expérience mystique. Peu importe comment on l’appelle. Cette expérience me renouvelle et m’offre une nouvelle vie, ne serait-ce que pour une minute, voire une seconde.
Voilà pourquoi j’aime accompagner chaque personne devant la découverte d’un tableau. En fait je n’explique rien, je le laisse découvrir en lui cet être inconnu qu’il va ensuite tenter de retrouver, d’apprivoiser pour progressivement se fondre en lui.
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