Premier souvenir (15/07/2012)

 

Jérôme avait trois ans. C’était un jour de printemps, ensoleillé, les femmes portant des robes d’été, les épaules nues, le sourire aux lèvres, l’œil égrillard. Elles se promenaient lentement sur le chemin pavé au milieu de la pelouse verte. Des messieurs les suivaient ou les précédaient, mais l’on ne voyait qu’elles, fraiches, spirituelles, les cheveux décoiffés par un petit vent tiède. Il entend encore leurs rires voilés qui se moquaient des hommes qui, eux-mêmes, s’efforçaient d’avoir l’air détachés. Comme toujours, ces jeux constituent les prémices à d’autres jeux, moins innocents, plus amusants, voire plus délurées. Mais tout ceci il ne le comprit que plus tard. Il ne se souvient plus des raisons de cette promenade. La famille était en voiture, une 202 légère Peugeot, somptueuse voiture à l’époque. Elle roulait au pas pour ne pas effaroucher les promeneurs. Comme ses frères, il observait, ébloui, cette foule bigarrée et légère qui s’écoulait de part et d’autre de la voiture et qui jetait par moments des yeux surpris de voir quatre bambins qui eux-mêmes les regardaient de leurs yeux grands ouverts. L’arroseur arrosé, n’est-ce pas !

Et, en un instant magique, il se retrouva sur les genoux de son père, roi parmi les rois, au volant, immense comme les barres à roues de voilier de luxe, environné de boutons et cadrans qui semblaient dire : « Quel beau capitaine nous avons ce jour ! ». Il dévorait des yeux les spectateurs pour acquérir la certitude qu’eux aussi le regardaient et s’exclamaient : « Quel heureux garçon au volant d’une si belle voiture ! » et cet instant dura suffisamment pour qu’il se souvienne encore du parc du château de Meudon ou peut-être un autre, il ne sait plus. Une carte postale imprimée dans sa mémoire, pleine de couleurs et de rires, illuminée par le soleil de la gloire d’un enfant de trois ans.

Cette journée est son premier souvenir. Pourquoi lui est-il resté et pas d’autres, sans doute aussi intéressants, sinon plus ? Il ne sait. Si ! Il croit le savoir. La raison est simple : c’est l’intensité du pouvoir qui lui était donné pour la première fois ce jour. Pouvoir d’être grand, de se faire remarquer, d’exister aux yeux des autres. Tout cela était parfaitement inconscient. Pas une fois cela ne lui a effleuré l’esprit à ce moment, ni même d’ailleurs maintenant. Mais en y réfléchissant, n’est-ce pas cette fierté intime d’être à l’égal des grands qui fait qu’il se souvient de cet épisode. Etrange. Il croyait être indifférent au pouvoir dans la plupart de ses formes. Et son premier souvenir concerne le pouvoir avec sa conséquence : la fierté que donne ce pouvoir. Quelle engeance !

 

 

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