Voyage difficile (11/08/2014)

Un train est un lieu où la vie privée des gens s’étale au grand jour. Cette vie est le plus souvent normale et on ne la remarque pas. On relève de ci de là quelques petites anomalies, telles ce Monsieur qui discrètement se cure le nez ou cette dame dont la chair déborde du fauteuil, obligeant chaque passager empruntant le couloir à se contorsionner avec douceur. On observe parfois un couple qui, contre toute attente, est assis dans une intimité qui aurait dérangé la plupart des gens il y a encore quelques années. Mais comme dans les trains tout le monde fait comme chez soi, cela importe peu.

Les petits enfants prennent possession d’un train et ont beaucoup de mal à prendre conscience qu’ils ne sont pas seuls sur ce terrain de jeu. Les parents (de ces enfants) ont également beaucoup de mal à comprendre qu’ils sont responsables de la conduite de leur enfant et que leur liberté de faire ce que l’on veut est limitée par la liberté des autres. Les enfants ont une autre caractéristique. Ils ne savent pas parler, ils crient. Pas tous, mais un certain nombre, ceux à qui l’on n’a jamais dit de parler doucement. Il appartient aux parents de leur apprendre que leurs propos n’intéressent pas forcément l’ensemble de la population d’une voiture de chemin de fer. Enfin, il est évident que les enfants tâtent le terrain pour savoir jusqu’où ils peuvent aller. Un voyage se déroule donc sur plusieurs épisodes.

Une entrée dans la voiture peut être bruyante, mais avouons qu’elle est généralement calme. L’enfant (petit) est intimidé et tient sagement la main d’un de ses parents. Ceux-ci l’installent et s’assoient autour de lui. Il est le roi, mais on ne le montre pas. Il prend son pouce, loge sa tête entre les seins de la mère et accepte de faire semblant de dormir pendant un certain laps de temps, généralement court. Les parents devisent à voix basse d’affaires importantes (Où as-tu mis son doudou ? Il va s’endormir ! Etc…). Tout semble pour le mieux dans le meilleur des mondes. Sauf que l’enfant n’a pas vraiment envie de dormir. Les yeux ouverts, il observe son environnement et son entourage. Il commence à faire quelques remarques : « Dis Papa, tu as vu, le monsieur, il a un gros ventre ! » ou encore : « Pourquoi la dame elle a un chapeau. Il pleut pas dans le wagon ! » Ces questions ne dérange pas le père qui lui raconte quelque chose dans l’oreille du style : « C’est parce qu’il mange trop ou c’est parce qu’elle n’a plus de cheveux au-dessous. » Aussitôt l’enfant reprend : Ah bon, qu’est-ce qu’il mange ? » Nouveau conciliabule, mais cette fois-ci le père a l’air gêné. Ce qui n’empêche pas l’enfant de reprendre : « Parle plus fort, j’entends rien ! ». La mère dit alors au père : « Emmène-le aux toilettes. » Le père, trop heureux de ce divertissement, se lève. Les femmes ont souvent l’art de modifier l’attention par une remarque ou une demande plus générale empêchant la conversation de s’appesantir sur des paroles un peu lourdes. Ce n’est pas forcément une remarque d’intérêt culturel du style : « Il y a une nouvelle exposition à la galerie Tartepeintre. Tu sais, l’artiste qui assemble des épingles et fait des sculptures piquantes ! » Non, généralement, lorsque la famille déjeune, c’est plutôt : « Qui reprend de ces délicieuses nouilles au beurre ? » Mais cette petite demande a l’avantage de détourner la conversation sur du plus concret ou du moins gênant.

Cette promenade au bout de la voiture est cependant un calvaire pour le père et une détente pour l’enfant. On passe au deuxième épisode. Il fait connaissance avec l’assemblée, regardant un peu partout, échappant à la main paternelle, courant dans l’allée centrale et bousculant ceux qui ont le malheur d’avoir qui un coude débordant du fauteuil (après son passage le monsieur se masse le coude longuement), qui un pied malencontreusement pas dans l’axe du corps (là c’est l’enfant qui manque de s’étaler, ce qui contraint la personne à lui faire un sourire et à s’excuser auprès du père), qui encore le fil de la souris de son ordinateur qui pendouille à l’extérieur et dans lequel l’enfant se prend les pieds (l’ordinateur est rattrapé de justesse par son propriétaire). Tout ceci se passe sur un ton badin dans la plus parfaite correction, même si les parents n’ont qu’un sourire à l’égard des personnes dérangées sans aucun mot d’excuse. C’est normal, semblent-t-ils dire. Quelle idée de s’étaler sur l’allée centrale !

Troisième épisode : retour à la place attitrée. On aurait bien voulu qu’elle soit attitrée ailleurs, mais là, il n'y a pas le choix ! La mère tente de distraire l’enfant une fois installé : « Tiens, voilà tes petites voitures ! » L’enfant considère les trois jouets, s’essaye à en faire rouler une. Elle tombe bien sûr de la table qui n’est pas faite pour cela. Le père la ramasse et lui donne. Aussitôt il recommence, elle tombe à nouveau, le père la ramasse. Troisiè… Non le père la rattrape au vol et lui dit d’arrêter. Alors l’enfant jour au stockcar. Les accidents arrivent vite au royaume des enfants. C’est beaucoup plus drôle qu’une vie sans histoire. Entre temps, les décibels commencent à monter malgré les airs attendris des spectateurs qui ne se doutent pas que cela ne fait que commencer. L’enfant, enhardi par ces signes encourageants, commencent à parler. Une vraie trompette ! Et, de plus, un moulin à paroles. Toute la voiture sait de quoi il parle et avec qui. Les parents ne semblent pas émus par ces échanges doucereux pour eux. C’est le mode de communication normal. Eux-mêmes cependant parlent de manière atone ce qui contraint l’enfant à sans cesse dire : « Quoi ? Quoi ? » Personne ne comprend personne, mais cela augmente la tension.

Vous abandonnez votre livre, abaissez légèrement votre siège et tentez de vous réfugier dans le sommeil ou, au moins, une légère somnolence qui vous fera oublier ces petits inconvénients des voyages. Le ronronnement du train, trente secondes de silence, vous font revenir à de meilleurs sentiments. Vous pensez à des choses agréables. Vous partez à la mer et pensez au bain que vous prendrez en arrivant ; vous vous rendez à la campagne et faites une promenade dans les bois à la recherche de champignons. Bref, votre vie reprend le dessus sans rien pour la faire trébucher. Erreur !

Quatrième épisode : un cri suraigu retentit dans la voiture : « Dis Maman, regarde, des vaches. », dit l’enfant en montrant le paysage. On lui pardonne cet étonnement (un enfant des villes n’en voit probablement pas suffisamment souvent). Mais on lui pardonne moins ce cri. On est cependant bien contraint de passer. On se réinstalle, on ferme à nouveau les yeux, on se réfugie dans ses pensées. Nouveau cri, on ne sait même plus pour quelle raison. Il s’accompagne d’une dégringolade des voitures que l’enfant fait tomber sans motif. Ramassage, sourire, apaisement. Mais rien vers l’enfant qui continue de plus belle. Excité, il ne parle plus, il hurle et secoue ses voitures les unes contre les autres.

Alors, excédé, vous vous levez, rassemblez vos affaires, prenez votre valise et changez de voiture. Que ne l’ai-je fait plus tôt, vous dites-vous une fois installé. Comme tous les voyageurs, vous sortez vos oreillettes, réglez votre appareil et vous vous plongez dans les délices d’une symphonie de Mozart. Vous vous endormez. Vous êtes malheureusement très vite réveillé par un arrêt à une nouvelle gare. Zut ! Une famille s’installe de l’autre côté de l’allée. Cette fois-ci, vous n’attendez pas, vous changez de place.

07:46 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voyage, société, enfance, parents, éducation |  Imprimer