L’arpenteur, roman de Marie Rouanet (11/07/2012)
L’auteur, Marie Rouanet, un beau nom de France qui fleure la terre paysanne et qui nous entraîne dans ces champs, prairies et bois du Rouergue qui sont le véritable sujet du livre. Elle évoque la vie campagnarde, simple, large, dans le souffle des vents qui brossent les collines. On s’étonne même qu’une femme puisse écrire ainsi sur cette fascination des hommes à rassembler la terre, à se l’approprier, à en connaître tous les mètres carrés par un arpentage quotidien, revêtu d’une bonne vieille veste paysanne en velours. Elle évoque ces instants qui marquent la vie d’un rural : la cuisson du pain, l’odeur particulière d’un lieu, un enterrement. Tous ces moments qui relient l’homme à la terre et lui font apprécier la force de sa possession. Elle explique sa vision du bonheur : Voilà encore le chardon, dont les petites graines sèches volent dans l'air de l'été. Le grand jeu consiste à essayer de les rattraper en faisant un vœu. C'est autre chose que tous ces jouets électroniques qui coûtent une fortune et tombent en panne, non ? Je trouve que transformer dès son jeune âge un enfant en consommateur tient à une mauvaise intention des adultes : le faire entrer de force dans un monde où il lui faudra tout acheter, du voyage, des voitures, de l'amour peut-être aussi.
Le livre conte, par l’intermédiaire du narrateur, la vie d’un notaire qui arpente la campagne chaque après-midi. Avec ses cartes, il fouille chaque recoin, débusque de vieilles ruines et ravive l’histoire des gens du pays qu’il connaît mieux que personne. Il savait les roches tendres ou dures, les érosions, les sols stériles, la terre qui descend les pentes avec la pluie ruisselante, les terres lourdes, les terres fines sous le pied nu, les moulins, les cultures, le grand rut des animaux de ferme, la lune dont, même en pension, il surveillait les phases : croître, arrondir son visage, décroître et mourir trois jours, la course estivale ou hivernale du soleil, les ubacs, la neige qui couvre et protège, la bénédiction de la pluie.
L’auteur connaît et défend âprement la vie des paysans, y compris leur manière de manger : Après avoir bu, ils passent le dos de leurs mains ou le bas de la manche sur leurs lèvres. Ils rassemblent les miettes tombées dans le creux de la paume et les avalent. Vous êtes-vous demandé pourquoi ? Ils ne salissent pas plus de vaisselle et de linge que nécessaire parce qu’ils n’ont pas des tripotées de domestiques pour nettoyer et laver. Ils savent ce que chaque miette, chaque goutte, chaque bouchée leur a demandé de sueur et que rien ne les assure de ce pain quotidien dont vous avez plein la bouche dans vos prières. Si vous aviez seulement vu combien leurs gestes sont respectueux de la nourriture, vous sauriez qu’il s’agit là de vraies manières de table. Plus vraies que les nôtres. A la fin du repas, leur assiette est nette – on n’irait pas gaspiller une fraction de ce qui se mange. Ils font du bruit en mangeant ! C’est qu’ils manifestent leur plaisir.
Les cartes permettent au notaire de s’approprier le paysage, avec tous ces recoins. Mais le but d’une carte n’est pas la beauté. Et quoi alors ? L’utilité administrative, les impôts à lever, les possessions de l’église. Le pouvoir. S’il y a des révoltes il est important de savoir la hauteur des montagnes, les bois fourrés, les forteresses. Ce sont des cartes pour régner, rançonner. Une coupe réglée du Royaume de France. L’arpenteur en possède de nombreuses : celle de Cassini bien sûr, une carte d’état-major sur laquelle il a tracé un cercle rouge autour de son village, son territoire qu’il arpente chaque jour, jusqu’à vingt kilomètres, mais aussi des cartes de l’Institut géographique national dont la 1/250.000ème qu’il étale sur une lit de feuilles ou de terre nue. Savoir, ce n’est pas la moindre de ses jubilations, c’est sa richesse cachée, donc incommunicable. Vrai trésor d’avare. Il est comme les collectionneurs qui possèdent un Botticelli ou un Picasso dans un coffre de banque, ils le contemplent. Personne n’en sait rien. Son trésor ne sert l’arpenteur pour rien de visible. Son savoir ne lui sert que pour un bonheur solitaire – il peut dire le mot de bonheur. Il est son épaisseur d’homme et ne durera que le temps de sa vie.
Et le temps passe, la vie s’écoule, faite de petits instants d’attention à la terre, aux tâches quotidiennes du terrien, aux relations profondes avec les hommes, à l’amitié abrupte, jusqu’aux moments de la fin. L’arpenteur meurt, puis c’est le tour d’Amans, que l’arpenteur appelait son seul ami, et le narrateur se prépare à mourir, à laisser tous ces trésors s’ensevelir, comme les ruines visitées par l’arpenteur.
C’est un beau livre, évocateur de cette campagne profonde qui disparaît peu à peu pour des manières de ville. Et, dans le même temps, il fait naître en nous une tristesse indissoluble de ce temps qui passe et qui efface, qui transforme un hameau en ruines branlantes, puis en un tas de pierres que l’on redécouvre sous les ronces. La campagne reste irascible comme l’arpenteur qui a été laid, orgueilleux, mais infatigable pour rassembler ces mille souvenirs qui font le trésor d’une vie.
Une remarque : Marie Rouanet parle de l’amour de la terre, celle qui est lourde, qui sent la feuille ou la fenaison, et non de la nature, expression écologique qui dénote une vision complètement différente de nos rapports avec le territoire. C’est elle qui aurait dû écrire « La carte et le territoire ». Elle aurait donné du poids aux élucubrations de Michel Houellebeq (Voir le 20 janvier 2012, dans Impressions littéraires). Mais l’une et l’autre n’ont rien à voir ensemble.
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