Locédia, éphémère (28) (12/10/2019)

 

 

Il lui arrivait de disparaitre brusquement. Elle se retirait en un endroit perdu ou encore se mêlait aux foules turbulentes pour rivaliser avec les plus extravagantes. Y cherchait-elle d'autres pièges à séduire ou un vain délassement de l'esprit ? Sans doute était-ce sa seconde nature : une Locédia infernale qui se dévoilait derrière son apparente quiétude. A-t-elle trainé de café à en café, de bras en bras, depuis ceux des marins en escale jusqu'à ceux des voyous de la ville basse ? A-t-elle erré des nuits entières entre les poutres mal équarries des dernières maisons de la jetée, dans les arcades sonores de la place Saint Traminède, dans les chambres sales des hôtels de la vieille ville ? Je souriais à ces récits qu'elle me faisait par bravade les jours de mauvaise humeur. Ils me semblaient d’une incroyable candeur et dénués de tout fondement. Me disait-elle une partie de la vérité ?

Tu me téléphonais après quelques temps. Je reconnaissais le son grave de ta voix, un peu musical, que j'avais en vain tenté de recomposer. Pendant que tu parlais, je retenais une phrase et m’efforçais de la répéter pour m'imprégner de sa tonalité. A ton flot de paroles, d'explications, je répondais par monosyllabes, sans même chercher à comprendre ce que tu disais. Je me laissais envahir par la musicalité de ta voix qui résonnait dans l'écouteur. Comme je restais silencieux, tu me demandais ce que j'avais. Rien. Je ne pouvais te l'expliquer. C'eut été trop long et j'étais las de maintenir l'appareil contre mon oreille.

Pourquoi hésitais-je à te revoir ? Une immense fatigue m'envahissait. Il fallait parcourir la ville, monter à travers les rues chaudes, entre les maisons vides, gravir des escaliers tordus, m'engager dans d'étroits couloirs, ouvrir de lourdes portes, en refermer, redescendre d'autres escaliers, parcourir une ville hirsute, inégale, boursouflée par la chaleur. Avais-je encore envie de te revoir ? Peut-être ton souvenir me contentait-il plus que ta présence ? Ce sentiment de gène, d'inquiétude, d'inachevé que j'avais parfois face à ton immatérialité m'envahissait à nouveau. Qu'allais-je retrouver ? Ton indifférence, ta tendresse, la complicité que nous avions en commun. Je ne savais plus. J'hésitais. J'avais peur. De quoi allions-nous parler ? Je ne savais plus ce que je voulais te dire. Était-ce l'envie de revoir ta maison, de parcourir ces escaliers, ces couloirs, ces soupentes que je connaissais si bien, qui m'avait décidé ?

J'ai lentement longé la palissade du terrain vague en suivant de la main les anfractuosités des planches, comptant leurs jointures et cherchant dans ces interruptions une symétrie avec les dalles qui composaient le trottoir. Le bruit des pas sur les dalles. A croire qu'elles étaient creuses. Résonance des dalles en accord avec les battements du cœur. Le gardien était toujours là, assis sur sa chaise, une casquette crasseuse vissée sur la tête. Nous nous fîmes un petit signe de reconnaissance. Je n'osais m'approcher de peur de devoir engager une conversation. J'avais besoin d'être seul, de me préparer à cette nouvelle rencontre. Descente vers le fleuve, acheminement vers la grande avenue où circulait une multitude de personnes au dessus de l'eau. Autour des ouvertures carrées entourées de balustrades qui permettaient aux promeneurs de voir l'écoulement du fleuve, s'aggloméraient des gamins, les chaussettes sur les chevilles. Ils laissaient tomber de petits bouts de papier dans une ouverture et courraient en grappes, bousculant les passants, à la trouée suivante pour les retrouver imbibés d'eau. Combien de passants comme moi ont noyés leurs pensées dans ce lent voyage des eaux, appuyés au dessus du parapet, le regard vide. Hypnose de leur écoulement, plus subtile que celle du feu en raison de sa lenteur.

01:46 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livre, roman, amour, recherche de soi |  Imprimer