Ephistole Tecque (26) (21/12/2018)
Ephistole revint alors à sa vision, à cette fin qui lui semblait assignée et qu'il venait de découvrir par hasard. Était-il vraiment une partie de cette machine qui tourne inexorablement, contre notre volonté, nous donnant en fait l'illusion de la volonté, de l'action possible alors que nous sommes seulement destinés à l'alimenter. Il eut l'intuition d'une illusion suprême (être un homme qui peut choisir ce qu’il fait) et se rendit compte qu'il ne faisait rien, qu'il ne pouvait rien faire, qu'on lui faisait faire, qu'on l'obligeait à aller à son bureau, à vivre dans cette chambre, à circuler dans la ville de sa chambre à son bureau avec quelques escapades autorisées en direction d'un cinéma, d'un café ou d'un jardin public. Mais bien vite tout se ramenait au même mouvement pendulaire rythmé par la montée du soleil au-dessus des toits gris et luisants de la ville, à travers les cheminées de briques et les antennes ternies par le temps et par sa descente de l'autre côté, sur d'autres toits, d'autres cheminées et d'autres antennes. Au-dessous, dans un fourmillement apparemment libre, se cachait une organisation insoupçonnée réglementant chaque geste, chaque pensée, chaque pas vers un lieu bien précis : lieu de travail, de repos ou de loisir. Ephistole comprenait maintenant que tout arrive, que tout ce qui survient au cours de la vie, tout ce qui semblait venir de lui, tout cela arrivait inexorablement, de la même manière que survient la crue lorsqu'il a plu pendant plusieurs jours de suite, que les feuilles dorées et tièdes tombent à l'approche de l'hiver pour pourrir lentement sous le tapis de neige. Était-il vraiment autre chose qu'Ephistole Tecque, ingénieur-chimiste, domicilié rue des Quatre coins, dans le troisième arrondissement de cette ville immense qui contenait peut-être des centaines ou des milliers d'Ephistole, de Turlape ou d'Aprisiaque, portant chacun un nom différent, mais qui étaient tous semblables, tous assujettis aux mêmes gestes ordonnés, aux mêmes pensées prévisibles ? Avait-il même connu un homme qui soit différent ? Vous-même, en recherchant bien au fond de votre mémoire, remontant les années d'une vie laborieuse et monotone jusqu'à ce moment de la jeunesse où tout semble neuf et soumis à notre volonté, vous souvenez-vous peut-être d'un camarade qui vous avait paru bizarre, fabriqué d'un tissu différent, orienté vers des problèmes que vous ne soupçonniez pas et que vous n'avez pas voulu fréquenter à cause de son originalité et de son mutisme, car il ne parvenait à parler avec personne, si ce n'est avec quelques camarades qui ne comprenaient pas, mais ressentaient au-delà de ses paroles l'existence d'un monde inconnu et sans doute merveilleux.
07:22 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, récit, vie, vacuité, mal-être | Imprimer