Ephistole Tecque (6) (27/09/2018)

           Aussi vivait-il toujours cinq ou six ans après son installation (s’était-il d’ailleurs installé) en face de la même glace, la même armoire, dans le même lit dont le côté droit était légèrement affaissé parce qu’il y dormait plus souvent que sur le côté gauche. Et sans doute cet affaissement involontaire était-il une des seules transformations de sa chambre et du mobilier, si ce n’est l’entassement continuel de revues techniques et de journaux spécialisés qui, après avoir encombré les placards, débordaient maintenant des extrémités de la pièce vers son milieu, enduits d’une légère couche de poussière.

           Madame Irmide, sa logeuse, semblait avoir trouvé dans son bon sens de matrone affable, le véritable problème d’Ephistole. A quoi bon ! Tel était souvent son dernier mot. Pour quoi faire ? demandait-il également.  Ephistole ne croyait pas à grand-chose comme beaucoup de ses congénères qu’il croisait chaque matin en se rendant à l’usine. Croire à quoi, disait-il, et d’abord qu’est-ce que croire ? Croyez-vous qu’il faille croire à quelque chose pour vivre. Certainement pas. Ce manque de croyance n’empêchait pas Ephistole de vivre, c’est-à-dire chaque matin de se lever à sept heures après avoir rêvassé dans son lit, de se raser et de se laver tout en faisant chauffer sur un petit réchaud de fonte l’eau dans laquelle il mettait un sachet de thé à infuser, puis d’enfiler son imperméable tout en buvant sa tasse de thé trop chaude, de traverser la ville, une partie de la ville dans la tiédeur du petit matin, pour ouvrir d’un geste décidé la porte de son bureau et se plonger dans d’invraisemblables calculs qui s’accumuleront dans des chemises entrouvertes sur une table.

Cette absence de désir ne l’empêchait nullement de prendre de bon appétit son déjeuner au self-service de l’usine en compagnie d’autres ingénieurs aussi peu bavards que lui. Ils échangeaient cependant, par politesse ou distraction, quelques mots sur le temps toujours aussi pluvieux et maussade ou sur des arrivages de matières premières, en retard comme à l’accoutumée. Enfin, chaque soir, malgré son absence certaine de croyance en quelque chose, il rentrait chez lui pour se déshabiller et plonger distraitement dans les draps fripés de la veille. Ainsi vivait, depuis huit ou neuf ans, Ephistole Tecque, ingénieur chimiste.

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