Deux pigeons (16/08/2015)
Ils étaient deux, rien de plus… Dans le reflet de la vitre je les vis, indifférents, presqu’hautains, volant en imagination, sans l’ombre d’un regard pour l’autre. Ils se tenaient sur la corniche du toit d’en face, les pieds sur le zinc, prêts à se lancer dans le vide, tassés un peu sur eux-mêmes. Ils ne se regardaient pas, chacun dans son monde. Je ne sais pourquoi je les regardais. Ils étaient semblables aux autres pigeons, rondouillards, se haussant du col, marchant comme un commerçant ayant fait fortune (enfin, à la hauteur de ce qu’un commerçant peut gagner !), l’air digne, trop sans doute. Peut-être avaient-ils une sorte de retenue, d’imprévisible, mais sans plus, comme une ombre qui les suivait sans qu’on puisse dire ce qu’elle représentait. C’étaient deux silhouettes se détachant du ciel voilé, comme des ombres chinoises à côté de l’allongement étiré d’un sapin deux toits plus loin. Trop absorbé par leur contemplation, je ne pensais pas à prendre mon appareil de photos. Soudain, je les vis se tourner l’un vers l’autre. Oh, pas trop, un peu, se regarder mollement, picorer quelques miettes d’on ne sait quoi, se regarder à nouveau, l’air de rien. Puis ce rien devint dans leur esprit le tout, l’être Pigeon, du sexe opposé, le mâle ou la femelle, selon l’opposé. Une sorte de tendresse les envahit soudainement. Leur corps se fit plus ferme, plus chatoyant, plus altier. Ils se regardaient maintenant avec gentillesse, l’œil dans l’œil, sans oser encore se toucher, ni même se rapprocher. Mais le cou tendu, l’air droit, franc du collier, attirés l’un par l’autre, sans le dire. Pas de parole aimable comme pour les hommes. Juste le regard, autre, égaré déjà, noyé de pensées amoureuses. Elle, bien sûr, ne bouge pas. Elle le laisse venir. Elle sait qu’il viendra maintenant qu’elle l’a piégé. Elle tourne la tête de l’autre côté, faisant semblant de ne pas voir, de ne pas comprendre, de ne pas désirer.
Il s’avance d’un pas, gonflant son gésier, haussant le col, la tête haute, tendue, s’offrant dans toute sa puissance de mâle. Elle ne dit rien, mais l’on sent également sa tension. Elle s’arrondit, émousse ses plumes pour paraître désirable, tente de pousser un roucoulement qui s’éteint à la gorge, penche la tête de côté, comme une femme coquette peut le faire avec un homme qu’elle désire. Il a compris. Il n’est pas rejeté. Il fait un pas, puis deux, en direction de la rougissante, petite touffe de plumes émoustillées, tremblante sous le regard de l’autre, puissant et fier. Il s’approche et tend le cou. Il se fait tendre, il caresse de ses plumes dressées le cou de sa compagne. On peut bien l’appeler ainsi maintenant. Elle se tortille et courbe le sien vers son compagnon. Elle minaude, l’air de rien. Mais je la vois sourire de contentement, remuant doucement une queue relevée. Il ose un baiser, bec à bec, buvant à ses lèvres d’acier le plus attractif de son souffle et de sa salive. Ce premier baiser a le goût de l’interdit. Il en entraîne d’autres, plus osés, plus libres également, moins officiels et plus chargés de non-dit. C’est un véritable dialogue, fait de gestes et de mimiques, à la manière de deux êtres humains tendus l’un vers l’autre, le désir au ventre. Ils s’enlacent, se bécotent, se caressent du cou, du bec, de l’œil, s’emplissant de rondeurs délicates, déjà presque plus qu’un. Cela dure. Les préliminaires sont toujours les meilleurs moments. Il faut savoir attendre, se détendre, ne pas se méprendre, ne pas sauter l’un sur l’autre, impatients et malhabiles. Que ces instants leur semblent bons, irradiant d’un désir devenu réalité, tension, arc électrique.
Elle s’offre alors, lui tournant le dos avec élégance et délicatesse. « Regarde ce que tu me fais faire ! », semble-t-elle lui dire. Et lui, sans penser à rien, lui saute sur le dos, enfonçant son bec dans le cou de la bien-aimée, le mordillant. Un bref sursaut, une sorte d’éclair des corps, un soulagement des muscles et des consciences.
C’est fini. Plus de baisers, plus d’amour, pourrait-on dire. Une indifférence qui étonne un humain habitué à plus de chaleur et de baisers de lassitude et de remerciements. Rien, ils n’appartiennent plus au même monde. Ce contentement du corps refroidit en un instant leurs sentiments. Les sensations sont mortes, ayant épuisées leur réserve de douceur et de contentement. Le mâle redevient hautain, la femelle indifférente. Pourtant, un instant, ils regardent dans la même direction. Cela signifie-t-il qu’ils s’aiment, comme le disait Antoine de Saint-Exupéry ? Le saura-t-on jamais ! Il plonge dans le vide, se laisse glisser dans l’air, s’éloignant comme si de rien n’était. Il s’en va voler haut dans le ciel, d’un battement d’extase comme un feu d’artifice après ce plongeon audacieux. Elle reste seule, s’interroge, semble se réveiller, s’ébroue, nostalgique. Elle ne tarde pas à se laisser tenter par le vide et, d’un coup d’ailes, part à la conquête du monde.
Et moi, là, devant ce spectacle d’une nature plus vraie que nature, je reste rêveur. C’était un instant de la naissance du monde, la rencontre de deux êtres attirés l’un vers l’autre, qui se croisent et se donnent l’un à l’autre, en toute connaissance.
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