Pluie, roman de Kirsty Gunn (Christian Bourgois éditeur, 1996) (07/08/2014)
L’eau avant tout, l’eau d’un lac qui dans ce coin a une odeur de rivière, puis la solitude de deux enfants, l’absence des parents, fêtards et négligents, la maturité de la fillette, l’amour qu’elle porte à son petit frère dont elle est la vraie mère. Ce n’est pas une histoire avec un commencement, des épisodes et un dénouement. Non, c’est un étirement de la surface du lac, quelques rides à sa surface, une pierre lancée par Jim Little, et le retour au calme comme ces nuits où ils se réfugient près du lac sans que le moindre adulte s’en soucie. Le roman coule comme de l’eau, au rythme poétique des sensations et des descriptions de Janey, la fillette, qui observe, constate, juge parfois, tout cela avec impartialité, sans référence morale. Maman est belle, d’une beauté remarquable et remarquée. Papa est à ses genoux, esclave et heureux de l’être. Les invités, tous les soirs, s’amusent, jouent aux cartes, dansent, boivent beaucoup.
Nuit après nuit, les mêmes gens se mêlent et s’entremêlent dans les remous ; il s’agit là de leur version du temps. Ils discutent et ils dansent, ils vont et viennent parmi leurs congénères, s’imaginant, à chacun de leurs déplacements qu’il y a quelque chose dans cette soirée qui va les transformer. Les femmes se maquillent, s’appliquent des touches de parfum en des endroits mystérieux. Les hommes assistent à cela comme de jeunes animaux et le disque, sensuel, tourne et brûle dans son sillon. (C’mon, baby… You know I love you…). J’imagine les frotti-frotta qu’ils doivent pratiquer ensemble ces maris et ces femmes, tant d’espoirs évaporés dans la nuit.
Maman tarde à aller se coucher. Elle respire la nuit, puis, enfin, se couche pour ne se réveiller que très tard. C’était bizarre, mes parents se satisfaisaient de leur pelouse jaune, de leurs fauteuils tachés. Mon petit frère et moi avions un lac entier en guise de terrain de jeux, mais eux ne bougeaient, ils restaient là, près de la maison, allongés comme des cadavres sur leurs lits de repos cassés. Un drôle de spectacle à offrir à des enfants, à la fois splendide et décadent ! Il y avait le corps de notre mère, tout luisant d’huile, bronzé absolument de partout, magnifique d’élégance à côté de notre pauvre père, tout couvert de croûtes. Il n’avait jamais supporté le soleil.
Alors les enfants vivent leur vie. Janey chérie son frère. C’était toujours moi qu’il réclamait à grands cris, mais c’était la soie de ses cheveux à elle qui lui effleurait le visage quand elle s’inclinait au-dessus de son lit la nuit. « Chhh… » Légère comme un souffle, elle l’embrassait pour lui dire bonne nuit, sa propre mère. « Chhh… » Qui étais-je à côté d’elle ? Qui étais-je pour encourager si pleinement cet enfant dans sa conviction que je pouvais le protéger, quand je n’étais moi-même qu’une gamine au ventre bombé ?
Et le rêve tourne au cauchemar. On ne sait exactement ce qui se passe, on ne fait que deviner qu’il s’agit de Jim. Le récit se concentre sur la tentative que fait Janey d’une respiration artificielle. Que deviennent-ils ? Vont-ils au bout de leur rêve ou de leur cauchemar ? Nul ne le sait. Ils s’évanouissent de ce rêve éveillé et se perdent dans l’histoire du monde. Je me souviens comme, il y a longtemps, mon petit frère et moi sortions toujours dans la pluie d’été. Nous disparaissions ou nous revenions, je ne sais plus. Nous entrions dans l’eau. Là-bas au lac, la pluie était tellement douce. C’était une étoffe légère, un rideau transparent de gris et d’argent, pareil aux voiles des vaisseaux fantômes, arachnéen. Il y avait des nuages dans la pluie, des brumes blanches qui s’élevaient du lac si bien que l’eau s’amalgamait à l’air comme si elle y vivait. (…)
Rien d’autre n’existait à cette époque que ces deux enfants. Regardez-les. Ils sont deux et ils ont toute la plage pour eux, la blancheur des nuages et de l’eau qui tourbillonne à leurs pieds tandis qu’ils dansent en rond à l’infini… A chaque tour qu’ils font ils rapetissent, ils s’éloignent, ils rapetissent de plus en plus dans le lointain jusqu’à ce qu’on ne puisse plus les voir du tout.
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