Départ (28/12/2013)
« Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville. »
Certains jours le monde extérieur reflète le monde intérieur et inversement. S’agit-il d’osmose, de dérive ou d’accident temporaire ?
Il se plongea dans la purée de pois, fermant ses écoutilles : les yeux d’abord, mi-clos ; puis les oreilles, épaissies par le fracas des gouttes sur le zinc ; et même le toucher, froid et glissant comme une couleuvre. Seul le goût de la pluie coulant de sa coiffure gardait un air salé, souvenir des embruns du mois précédent. Il avançait lentement, évitant les flaques, s’écartant des passants, tenant ferme sa petite mallette contenant son ordinateur.
Soudain, un corps s’empara de celle-ci, d’un geste brusque qui lui démantela le bras. « Ma mallette ! », cria-t-il à la silhouette qui déjà s’estompait dans la brume. Il tenta de courir derrière l’homme, mais celui-ci était trop vif, trop rapide et connaissait les lieux avec une certitude instinctive qu’il ne pouvait égaler. Il était nu sous la pluie, suffoquant, cherchant de l’aide qu’il ne trouvait nulle part, amnésique.
Quel effet ! Plus rien pour lui dire qui il est, ce qu’il doit faire, quels sont ses projets. S’il savait lire, il ne pouvait écrire qu’avec un clavier. Non, il n’était pas infirme. Il avait été formé à l’école du futur, à l’aide d’une tablette sur laquelle il tapota d’abord avec la main, maladroitement, puis avec un doigt, plus habile, enfin avec deux, puis trois, puis quatre, jusqu’à dix doigts. Il tapait aussi vite qu’il parlait. Ses fautes étaient corrigées fur et à mesure de leur apparition sur l’écran. Il n’avait pas de mémoire. Pour quoi faire ? Ce qu’il pensait, ce qu’il savait, ce qu’il vivait même étaient enregistrés sur son ordinateur, dans des fichiers bien ordonnés, classés par année et par thème avec un moteur de recherche associé fonctionnant par intuition et association d’idées. Il était de ces rares êtres humains qui se souviennent de tout, sans difficulté. L’école en faisait des surhommes qu’on ne peut tromper.
Pourtant, aujourd’hui, le 27 décembre 2013, il n’était plus rien. Le vide, le trou, l’absence, le noir, le saut sans bretelles. La pluie le lavait. Sa façade s’éclaircissait et l’on ne voyait rien au-delà, juste une sorte d’auréole transparente, opaque, mais sans consistance, un spectre qui se remuait sans intention.
Alors il partit la tête haute, sans hésiter, pour marcher sans fin dans une ville inconnue, jusqu’à échouer dans une nouvelle gare et reprendre un train pour on ne sait où.
07:07 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : société, spleen, insolite | Imprimer