Un amour, roman de Dino Buzzati (11/10/2012)

« Un matin de février 1960, à Milan, l’architexcte Antonio Dorigo, quarante-neuf ans, téléphona à Mme Ermelina. »

Ainsi commence le roman de Dino Buzzati. Il s’agit d’obtenir un rendez-vous avec une fille. Quand ensuite le rendez-vous avec une fille était pris son corps entier commençait à attendre, dans un état tout ensemble douloureux et superbe, difficile à expliquer, presque la sensation d’être une victime qui s’offrait sans restriction au sacrifice, de tout son corps dénudé, en un abandon et un débordement de languissantes ardeurs…

Il rencontre Laïde et se souvient, en un instant, d’avoir déjà vu cette fille : Ce fut à ce moment précis qu’un déclic se produisit au plus profond d’Antonio, une sorte de mystérieux coup de cloche ; il vécut ce qu’on peut ressentir quand – perdu dans une immense campagne déserte – on entend l’appel d’une voix très lointaine… Antonio s’aperçut soudain qu’une fille marchait devant lui…. Elle marchait un pas décidé, impérieux, presqu’arrogant, sans remuer les hanches, d’une allure splendide, orgueilleuse, faisant battre avec un aplomb remarquable ses talons hauts et fins sur le pavé. Le mouvement imprimait à ses jeunes jambes une sorte de trépidation interne, qui allait des chevilles à l’évasement des mollets, allant se perdre ensuite sous le jupon…

Une fillette du peuple, un de ces types physiques bien définis, sans tape à l’œil, en qui l’on découvre peu à peu une élégance naturelle totale.

La retrouve-t-il, en est-ce une autre ? Il ne sait. Elle se trouvait assise sur le divan long. Il en eut au premier regard une impression agréable, sans plus. Une frimousse pâle, qu’un nez bien planté et bien droit, une petite bouche, des yeux ronds et étonnés, rendaient spirituelle. Un ensemble frais, plébéien, mais sans vulgarité. Il la regarda, cherchant à mesurer le plaisir qu’il allait bientôt en retirer. Il s’aperçut que l’ovale du visage était fort beau, pur, sans rien de classique pourtant…

Dans quelques minutes cette créature fraîche et gracieuse, dont il avait toujours ignoré l’existence, qui possédait une famille, une enfance, une jeunesse, tout un monde peuplé d’une infinité de personnages, fait d’un tissu compliqué à l’extrême de souvenirs, d’habitudes, de connaissances, d’espoirs, de particularités physiques, de journées heureuses et de tristes instants, complètement ignorés par lui, cette créature tellement plus jeune que lui, dans quelques minutes il allait la tenir nue entre ses bras, étendue sur le lit.

Antonio reprend rendez-vous, une fois, deux fois, et devient amoureux de cette fille. C’est l’histoire de cette dépendance que nous conte Dino Buzzati et de tous les affronts que subit l’architecte. Elle est danseuse à la Scala. Elle lui raconte quelques brides de sa vie et très vite, il y avait bien  des invraisemblances dans toute cette histoire… Que lui importait après tout ? Il allait encore la posséder une ou deux fois au maximum, cette Laïde. Et puis sa curiosité émoussée ; il s’en lasserait. En réalité, le voici embarqué dans une aventure sans limites dans laquelle elle tire les ficelles. Il n’a pas conscience de cette dépendance. Non. Il l’aimait pour elle-même, pour ce qu’elle représentait de féminin, de caprice, de jeunesse, de simplicité populaire, d’effronterie, de liberté, de mystère. Elle était le symbole d’un monde plébéien, nocturne, joyeux, vicieux, ignominieusement intrépide et sûr de soi qui fermentait d’une vie insatiable auprès de l’ennui et de la respectabilité des bourgeois.

Comment peut-on apprécier un livre qui ne parle que de rendez-vous avec une putain, me direz-vous ? Tout simplement parce que l’auteur écrit d’une merveilleuse façon, décrit les rapports entre les deux êtres ou plutôt ce que pense et ressent Antonio, avec tant de mélancolique volubilité, que l’on ne peut qu’être ébloui. On pense parfois au livre d’Albert Cohen « Belle du Seigneur » : même hymne éternel à la femme, symbolisé par la noblesse de cette fille du peuple (ce qui n’était pas le cas d’Ariane), et même fascination et désespoir de l’homme qui ne peut l’attendre réellement. On pense aussi, à la lecture d’autres passages, à Marcel Proust. Buzzati invente un style particulier lorsqu’il décrit impressions, sensations, sentiments d’Antonio, sans jamais non plus se mettre parler en son nom (je…). Un exemple : C’est celle-ci qui lui a pénétré l’âme, cette Laïde de cet instant précis, l’enfant qui croyant voir la brillante fortune de l’autre côté du fossé a plongé en frissonnant ses petites jambes dans l’eau pour passer, gluante terre glaise, la terrible vase mise en place par la grande ville où elle se sent absorbée peu à peu, ou de jour en jour elle s’engloutit davantage et pendant ce temps-là sur la rive opposée la lumière d’or s’éloigne s’éloigne devient un mirage inaccessible ; le fossé est un marais qui se perd à l’infini, sombre et boueux ; et rageuse entêtée elle continue d’avancer, on lui a dit que l’important était d’insister… Et alors elle se débat pour sortir de la fosse, elle veut faire voir aux autres qui lui sourient sur la berge mais ne la respectent plus, qu’elle aussi est une créature digne de vivre et, oubliant tout ce qui est arrivé, elle redevient enfant, comme pour tout reprendre dès le commencement.

Ce sont des moments de folie littéraire où le style qui se veut ne pas en être un, parce que débridé, sans ponctuation, comme sorti brut du cerveau. En réalité, il est d’une concision merveilleuse, d’une vérité pure, véritable enchantement non des phrases et de leur musique, mais de l’ambiance intérieure qu’il procure. Ainsi se perçoit et se vit l’emprise de cette fille sur Antonio. Ce n’est pas un roman social, ni même un roman sur les rapports entre la femme et l’homme. Non. C’est une histoire dont le seul plaisir est dans sa lecture, même si vers la fin, elle traîne un peu.

 

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