Le nombre manquant (42) (01/03/2018)
Je souhaitais revoir les artistes avec lesquels nous avions conversé lors de notre visite à la villa Médicis. Vous vous souvenez que j’avais pris le rôle de directeur d’une agence de communication pour nous introduire auprès des artistes résidents. Cela restait une bonne introduction pour aller prendre le pouls. Je pris le temps tout d’abord pour me promener dans les jardins, puis pour admirer la vue sur Rome et enfin pour visiter ce magnifique palais qui est bien plus qu’une simple villa. Je me laissais aller à regarder les pièces d’exposition et les tableaux qui ornaient les murs et me présentais vers seize heures à l’académie. Rappelant mon rôle, je demandais à voir le jeune artiste qui travaillait sur les chiffres en verre. Après quelques minutes d’attente, je fus introduit dans son atelier.
– Je me souviens très bien de vous, me dit Pierre Englebert, et du jour auquel nous nous sommes vus. C’était il y a peu quand le professeur vous faisait visiter les logements de quelques pensionnaires et leurs travaux. Plus particulièrement de votre tête lorsque le professeur se fâcha à propos du nombre qui devait achever le lustre en verre que j’étais en train de faire.
– Cela s’est donc tant vu ?
– Oui, nous nous sommes habitués à de telles sorties. Mais vous, quelle tête !
– J’avoue avoir été un peu surpris, sinon décontenancé.
– Oui, le professeur est parfois abrupt, décalé et surprend les visiteurs par des remarques originales traitant tantôt de cosmologie, tantôt de philosophie et tantôt de religion et même de mystique. C’est un être assez étonnant qui ne s’arrête pas à ce qu’il connaît et qui tente d’élargir en permanence sa vision du monde sur des sujets à l’extrême pointe de la recherche. C’est pour cela que les pensionnaires l’apprécient malgré ses sorties parfois scabreuses.
– À ce propos, savez-vous pourquoi celui-ci vous a dit « Non, pas zéro, orez ! » Est-ce habituel chez lui ou cette injonction est-elle nouvelle ?
– Vous devez vous souvenir qu’il l’a en partie explicité. Mais je ne l’avais jamais auparavant entendu dire quelque chose de cet ordre. Cela doit dater de trois à six mois au plus.
– Cet orez dont il parle a à voir avec l’infini, mais j’avoue que pour l’instant, je ne vois pas.
– Il parle assez souvent d’infini potentiel ou en puissance et d’infini en acte. Je concède que je ne suis pas capable de bien distinguer les deux notions. Il a repris une fois la définition d’Aristote, « l’infini est ce qui est tel que lorsqu’on en prend une quantité, c’est-à-dire quelque grande que soit la quantité qu’on prend, il reste toujours quelque chose à prendre »[1]. Je pense que c’est ce qu’il appelle l’infini en puissance : il est toujours possible de l’augmenter dès l’instant où l’on découvre quelque chose de plus.
– C’est sans doute ainsi, tentais-je d’expliquer, que Jean Duns Scot prétend que l’infini n’est pas ce qui laisse toujours quelque chose derrière, mais bien ce qui excède le fini selon toute proportion déterminée ou déterminable[2]. Mais ce qui me semble le plus intéressant chez Scot, c’est la transposition qu’il fait de la physique à la métaphysique. Il parle d’ « être infini actuel, indépassable en entité », qui serait « véritablement un tout, et un tout parfait ».
Mon interlocuteur resta coi. Il semblait avoir du mal à me suivre. Peut-être me trompais-je et le professeur n’avait jamais parlé de ces comparaisons possibles entre le monde physique et le monde spirituel.
[1] Aristote, Physique, III, 6, 206 b 32-207 a 15[207 a 7-8], dans Sondag 2005, p.119
[2] Quolibet V (Olms, p. 118) dans Sondag, Duns Scot : la métaphysique de la singularité, p. 107
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