Le miroir 5 (11/10/2015)
Plus d’un mois après l’achat du feutre, mon double fit une nouvelle tentative. Je faisais mon footing matinal et ne disposais pas de mon étui. Courant tranquillement dans la petite ville, j’arrivai à un carrefour biscornu situé dans un tournant en épingle à cheveux. Comme de nos jours la voiture n’est plus reine, la priorité revenait à la petite rue arrivant de droite sur la grande rue qui décrivait à cet endroit un virage important. L’inconvénient était que le conducteur arrivant de cette petite rue ne voyait ni d’un côté, ni de l’autre en raison de la courbure concave du tournant. Heureusement les autorités, qui tentent parfois de bien faire les choses, avaient prévu les carambolages possibles et installé deux glaces permettant au conducteur de la petite rue de voir les deux branches de la grande rue. Je courrais tranquillement, sans penser à mal, songeant aux activités de la journée, lorsque je levais les yeux sur un des miroirs. Je me vis courir sur le trottoir, puis traverser la route, alors que moi-même je poursuivais sur le même trottoir. Je mis un moment à m’interroger, contemplant mon double comme un simple piéton. Une seconde plus tard, je saisis sa tromperie. Je ne pouvais rien faire. Il m’attaque alors que je suis impuissant, me dis-je. J’étais bien obligé de suivre. Je traversai donc la rue comme je l’avais vu faire quelques secondes auparavant et finis par le rejoindre, car il m’attendait, le traître. Je lui reprochai sa vilénie : tu profites du seul instant où je suis démuni pour me faire une infidélité, bravo ! Il ne dit rien, docile comme un agneau.
Quelques jours plus tard, je me trouvais dans un supermarché, faisant les quelques rares courses indispensables pour la semaine. Etant de nature frugale, je me nourrissais de peu. Mais il faut bien vivre et donc pour cela manger et boire. Un boyau bétonné servait d’entrée au magasin. Ses murs étaient couverts de deux immenses miroirs, à droite et à gauche, de façon à permettre à ces dames de se recomposer une figure pour faire face à leur mission d’achat. Heureusement j’avais bien mon étui et son feutre à la taille comme le psychologue me l’avait recommandé. Sans penser à rien, je marchais tranquillement derrière une famille poussant un chariot monumental, la plus jeune assise sur le pseudo siège incorporé à la structure de l’engin. J’eus l’œil attiré par un mouvement soudain sur la glace de gauche. Mon double se précipitait sur l’enfant et commençait à lui serrer le cou. Devant moi, il ne se passait rien ; mais à côté de moi un meurtre ou tout au moins une tentative de meurtre se jouait. Les parents ne se rendaient compte de rien. Je me précipitai vers mon image, tentant de lui faire lâcher prise. Ils ne comprirent pas ce qui se passait. La mère saisit à un moment mon mouvement dans le miroir et crut à une agression de ma part. Mais se retournant vers ma vraie personne, elle me vit marchant sagement derrière eux, l’air de rien. Cela ne dura qu’une seconde ou deux. Puis ils m’aperçurent sortant le feutre de son étui et me précipiter sur le miroir en le barbouillant de croix jusqu’à ce que mon double disparaisse complètement. Haletant, je me retournai pour leur dire que ce n’était rien et qu’ils pouvaient poursuivre leur chemin sans autre inconvénient. Mais ils prirent peur. Ils me prenaient pour un fou évadé de l’asile. L’homme sortit son portable de sa poche, composa un numéro, dis quelques mots, puis me saisit le bras pour me faire lâcher mon feutre. Il le prit comme s’il s’agissait d’un véritable révolver, employant son mouchoir pour ne pas laisser d’empreintes digitales. Je cherchai à me dégager, mais il avait une poigne de fer et je ne pus qu’attendre l’arrivée d’un voiture de police qui freina bruyamment après avoir fait retentir sa sirène jusqu’à l’arrêt complet. Ils m’embarquèrent sans autre forme de procès, malgré mes tentatives d’explication. La famille avait l’air choqué. L’homme était excité, la femme verte de peur et les enfants pleuraient de grosses larmes d’incompréhension. La foule des badauds regardait, éberluée, ne comprenant rien à ce qui s’était passé.
Les policiers ne crurent pas un instant mon histoire de double, de psychologue et de feutre. J’en vis un dans la glace du commissariat qui se tapait le doigt contre sa tempe, indiquant par là que j’étais un véritable cinglé. Mon double bien sûr se comportait tout à fait normalement, suivant au millimètre l’ensemble de mes gestes. Qui eut cru que ce personnage pouvait avoir des tentatives d’autonomie ? M’ayant enfermé dans une cellule, ils téléphonèrent aux deux hôpitaux pour savoir si aucun malade un peu dérangé n’était sorti par inadvertance. Non, tout était normal. Ils finirent par me relâcher, non sans avoir noté mon identité et mon adresse. J’étais donc fiché maintenant grâce à ce double entreprenant. Je sortis du commissariat quelque peu déprimé. Jusqu’où allait me conduire ce double incorrigible ?
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