Piètre porteur (13/01/2013)

Lorsque vous songez à peindre, se pose la question du support. Sur quoi ? Aussitôt, parce que vous ne voyez que des toiles suspendues dans les musées, vous songez aux châssis entoilés que toutes les boutiques spécialisées dans les arts plastiques exposent généralement au deuxième étage, entassés dans des caissons avec des dénominations qui méritent quelques explications : un châssis F80 correspond ainsi à un châssis de 146x114cm alors qu’un châssis M60 fait 130x80cm. Enfin, vous avez choisi (encore faut-il avoir dans la tête le tableau que l’on veut peindre et ses dimensions !). Vous le descendez avec précaution, vous payez et vous vous retrouver sur le trottoir avec votre châssis, léger certes, mais encombrant au possible.

Le châssis acheté faisant 120x120cm, soit plus d’un mètre carré à protéger des frôlements des passants, de la curiosité des chiens et de la fougue des automobilistes, ne rentre bien sûr pas dans votre voiture. Les portières sont en effet si bizarrement faites que si l’espace intérieur est plus large, son accès ne mérite le nom d’ouverture que pour un nombre restreint d’objets. Bref, impossible d’y glisser ce châssis, seul votre corps qui se plie dans tous les sens peut entrer dans l’espace calculé par les ingénieurs. Alors, le métro ? Il est six heures du soir, moment d’affluence. Comment se glisser entre les humains entassés avec un châssis d’un mètre vingt ? Et surtout, comment passer ces portillons manichéens que seules les souris très intelligentes peuvent contourner, tournant les manivelles, poussant les plats bords, tirant les échelons ? Donc vous rentrez à pied. Quatre kilomètres, en gros, sous le petit crachin, portant le châssis bien emballé de plastique transparent, avec juste un trou que vous faites pour glisser la main et prendre le croisillon du bout des doigts. Et vous voilà parti !

Heureusement, il ne fait pas complètement nuit. Vous êtes ébloui par les phares des voitures, protégé par les passants qui vont en tous sens. Attention, Madame, votre sac ! Vous faites tellement attention aux autres que vous vous oubliez vous-même. Zut ! Je glisse sur un objet mou, fuyant, et je manque de tomber. Aïe. Le rebord du châssis frappe le sol avec violence. Mais la cellophane tient, rien n’est perdu. Après que vous ayez essuyé les chaussures sur les trois brins d’herbe sortant de la grille qui entoure le pied d’un arbre (il ne va pourtant pas partir tout seul !), vous reprenez courageusement votre marche en crabe, ne sachant si le châssis doit vous précéder ou vous suivre, à défaut de pouvoir le maintenir à côté. Devant, c’est pratique, il fend la foule. Mais de la même manière qu’en mer le marin ne voit pas ce qui se cache sous la houle, vous ne savez ce que vous réserve l’un ou l’autre des promeneurs. En voici un, la cigarette à la main, à hauteur de votre fardeau, prêt à y faire un trou. Vous vous déplacez pour l’éviter, mais un autre hurluberlu vous coupe la route sans même vous regarder. Vous levez haut votre trophée, mais votre poignée n’en peut plus. Il retombe lamentablement. Vous changez de main, vous tournez votre articulation vers l’extérieur, mais au bout d’une minute, vous vous sentez crucifié et le clou du croisillon vous rentre dans la paume. Vous poursuivez, vous avancez. Vous dépassez un premier boulevard, puis un second, puis une quantité, soulé par le bruit, l’agitation, les exclamations des piétons qui se heurtent à votre protégé.

Enfin, vous arrivez. Encore un carrefour, sept pas de porte et vous mettez votre enfant à l’abri des coups et des insultes des chalands. Merci mon Dieu, il est sain et sauf, sans trou ni salissure ! Vous prenez les escaliers avec précaution, la grandeur du colis vous empêche de monter dignement ! Vous sortez votre clé, ouvrez la porte, entrez. Clac ! Vous êtes chez vous, vous faites un pas. Crac ! Vous pliez votre châssis sur un fauteuil qui se trouve là, vous ne savez pourquoi. Ce n’est pas grand-chose, mais tout de même. Le châssis sourit et semble se moquer de vous. Quel bien piètre porteur vous faites ! Espérons que vous serez meilleur peintre !

07:09 | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : paris, transport, encombrant, piéton |  Imprimer