Genèse : 3ème partie (24/04/2011)

 

"La connaissance ultime nous saisit par pure grâce. L'homme s'y prépare par une dépossession ontologique, il n'est plus qu'attente. Pour reprendre l'expression certes approximative de Simone Weil, il lui faut se "décréer" jusqu'à descendre au-dessous de la plante et de la pierre, jusqu'à ces eaux lumineuses et profondes sur lesquelles souffle l'Esprit. Eaux du baptême, eaux originelles, eaux des larmes. Alors vient l'Esprit, comme il est venu sur Marie, et l'homme est recréé dans une paix et un silence indicibles."

Olivier Clément

 

 

            Septième jour

 

« Dieu chôma le septième jour. Il bénit et sanctifia le septième jour »

 

            L'absence de bonheur en l'homme tient souvent au fait qu'il court en permanence après quelque chose. A peine a-t-il achevé un travail que déjà il en entame un autre. Il n'y trouve plus de satisfaction. Il oublie de contempler son œuvre et de lui donner un sens.

 

            Pour goûter pleinement la vie, l'homme agissant doit aussi s'arrêter, rentrer en lui-même et réfléchir sur son action. Mieux, il doit la bénir. L'action est la vie : bonne, elle fait progresser ; mauvaise, elle fait également progresser si on en tire les conséquences. Mieux encore, il doit la sanctifier, c'est-à-dire la rendre sainte pour lui-même être sanctifié.

D'où l'importance de ce regard jeté sur soi-même après l'action. La clé du bonheur est là, en nous, dans cet arrêt et ce retour sur soi-même pour contempler, bénir et sanctifier la vie, notre vie.

 

C'est pourquoi Pythagore dit :

"Connais toi toi-même et tu connaîtras le monde et les dieux."

 

Et Saint Augustin, s'adressant à Dieu, s'écrie de même :

"Si je me connaissais, je te connaîtrais."

 

 

            Sixième jour

 

« Dieu fit l'homme à son image et à sa ressemblance.»

 

Avons-nous bien pris conscience que signifient les mots :

. Je suis à l'image de Dieu,

. Chaque homme que je vois, quel qu'il soit, est à l'image de Dieu.

 

Si la première affirmation peut parfois nous sembler acceptable, la seconde n'est jamais évidente. En fait, la seconde s'éclaire lorsque nous avons vécu la première. Et vivre la première consiste à trouver Dieu en soi.

            Je suis à l'image de Dieu signifie qu'en moi existe une part de divin, que je ne suis pas seulement un être de chair supérieur à l'animal par son intelligence, mais aussi qu'en moi s'ouvre les frontières de l'invisible.

 

"L'homme est un animal qui a reçu vocation de devenir Dieu."

Basile de Césarée

 

 

"Le grand architecte de l'univers conçut et réalisa un être doué des deux natures, la visible et l’invisible : Dieu créa l'homme, tirant son corps de la matière préexistante qu'il anima de son propre Esprit...Ainsi naquit en quelque sorte un univers nouveau, petit et grand à la fois."

Grégoire de Naziance

           

Cependant l'homme, image de Dieu, doit parvenir à la ressemblance. Seul le saint exprime Dieu en lui de manière visible. Les autres hommes, entraînés par leur matérialité, voilent la ressemblance. Ils cherchent Dieu à l'extérieur d'eux-mêmes et oublient de porter leur attention en eux. C'est pourtant en moi qu'est la frontière entre le visible et l'invisible.

            C'est pourquoi les Pères de l'église disent de l'homme tantôt qu'il est "microcosme" (Grégoire de Nysse), c'est-à-dire un univers à lui tout seul ; tantôt "macrocosme" (Maxime le Confesseur), car il dépasse le cosmos de toute sa grandeur d'image de Dieu.

 

        " Comprends que tu es un autre univers, un univers en petit, qu'il y a en toi soleil, lune, étoiles aussi. S'il n'en était pas ainsi, le Seigneur n'aurait pas dit à ses disciples : "Vous êtes la lumière du monde". Hésites-tu encore à croire qu'il y a en toi soleil et lune, quand on te dit que tu es la lumière du monde ?»

Origène

 

            Ceci nous annonce les luminaires du quatrième jour et proclame que chaque être humain est appelé à plonger en lui, à dévoiler l'univers en lui, pour se recréer et se découvrir être divin.

 

« ...Soumettez la terre, dominez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, le bétail et les bêtes sur la terre. »

 

            Dieu fait de l'homme le sommet du monde vivant. Comme l'animal, l’homme est créé et participe ainsi à la nature animale. Mais seul il est fait à l'image de Dieu. Il n’est pas appelé au statut de l'animal le plus évolué, mais à celui d’un être vivant différent, divinisable, qui ne peut s'accomplir que dans la réalisation de la part de divin qui est en lui. Désormais l'évolution du vivant, sa montée vers le divin ne se fera plus à travers les formes, à travers la diversité des espèces, mais à travers la manière dont l'homme va accomplir cette domination. C’est sa responsabilité devant le sacré : dans le respect de la création la conduire à sa réalisation.

            Ceci nous conduit à une autre compréhension de ce que Dieu attend de l'homme. La domination de l'homme sur le monde animal n'est pas seulement extérieure. Elle doit également être intérieure. L'homme doit dominer en lui la part animale. Il ne se révèle image de Dieu que lorsque cette domination est effectuée. Il est dit dans le texte que l'homme doit dominer :

. les poissons de la mer, c'est-à-dire l’inconscient ;

. les oiseaux du ciel, c'est-à-dire l'imagination, la rêverie, l'idéologie;

. le bétail, c'est‑à‑dire l'inertie, la paresse, l’indolence ;

. enfin les reptiles, forme la plus subtile de sa part animale, c'est-à-dire l'utilisation de son intelligence et de sa supériorité pour dominer par la ruse ou la force. Il s'agit du désir de devenir égal aux dieux par la connaissance, comme le dit le serpent de la deuxième genèse. 

 

« Je vous donne toutes les herbes portant semence et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture. »

 

Notons que Dieu ne donne pas à l'homme et aux animaux la même nourriture. A tout ce qui a souffle de vie, il donne pour nourriture l'herbe verte. A l'homme, il donne deux sortes de nourriture : toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre (les graminées), et tout arbre dont le fruit porte la semence.

            Ici, la semence, nourriture spirituelle, c'est la parole de Dieu, c'est la manifestation de Dieu, extérieure à nous pour l'herbe et intérieure pour l'arbre. Dieu en effet se manifeste à l'homme de deux manières : dans le monde à travers les expériences qu'il fait et les événements qui lui arrivent, en lui lorsqu'il y porte attention. Nous pouvons même aller plus loin. Cette nourriture dont parle l'ancien testament, n'est-elle pas la préfiguration du nouveau testament et de l'eucharistie ? La semence, c'est le Christ, verbe de Dieu, qui est la vie.

            "L'homme ne se nourrit pas seulement de pain, mais aussi de la parole de Dieu", disait Jésus. Et la parole de Dieu, c'était lui.

 

 

        " Voilà pourquoi, dans l'économie de la grâce, il se donne comme une semence à tous les croyants ; dans cette chair composée de pain et de vin, il se mêle à leur corps pour permettre à l'homme, grâce à l'union avec le corps immortel, de participer à la condition qui ne connaît plus la corruption."

                                              Grégoire de Nysse

 

 

 

 

            Quatrième et troisième jours

 

            Dans le ciel apparut le troisième jour, Dieu fait surgir les luminaires pour séparer le jour et la nuit. De même en nous, au‑delà des sens qui donnent une perception immédiate de ce qui nous entoure, existent l'intelligence et les sentiments pour nous guider dans notre conduite. Nous entrons déjà dans la compréhension intérieure de l'homme : le ciel, c'est l'âme humaine, les deux luminaires sont l'intellect et le cœur. Ce sont eux qui engendrent en nous la connaissance et l'amour. Mais ce n'est possible que par la purification de l'intellect et du cœur ; mieux, ce n'est possible que lorsque l'intellect et le cœur sont fondus dans une même attention à la source de l'être. C'est ce que la tradition hésychaste des orthodoxes appelle "la garde du cœur". Il s'agit pour l'homme qui se tourne vers son créateur, vers l'origine de lui-même, de rassembler son intelligence dispersée, jusqu'à la concentrer dans le cœur, organe principale de l'être humain physique et psychique, centre de la vie, lieu de l'âme, porte de l'esprit.

           

Ainsi pouvons-nous distinguer trois étapes dans la prière :

. la prière vocale, prière de l'homme extérieur ;

. la prière de l'intellect où l'homme discipline ses passions et son imagination ;

. la prière du cœur où l'intellect est unifié, ramené de la multiplicité à la simplicité et au vide, de la diversité à la sobriété. Cette prière de l'intellect dans le cœur fait naître la chaleur du cœur, signe que la prière est pure, spirituelle.

 

 

            Deuxième jour

 

L'homme pénètre alors dans les eaux du dessus, au-delà de l'âme frontière entre le visible et l'invisible, dans le lieu de l'esprit où brille la lumière originelle. S'oubliant lui-même, l'être humain franchit le pas de la véritable conversion, opère un retournement, une métanoïa. C'est ce qu'exprime Saint Augustin en décrivant son cheminement.

 

"Nous élevant par un désir de plus en plus brûlant, nous avons parcouru l'échelle de tous les êtres corporels jusqu'au ciel physique, d'où le soleil, la lune et les étoiles envoient leur lumière sur la terre. Puis nous sommes montés plus haut encore en pensant intérieurement à toi. Nous sommes ainsi parvenus à nos âmes et nous les avons dépassés pour atteindre cette région d'inépuisable abondance (...) où la vie est la sagesse même par qui a été fait tout ce qui est (...). Et tandis que nous parlions et que nous désirions intensément atteindre cette souveraine Sagesse, nous l'avons touchée un peu de tout un battement de notre cœur."

                            Augustin d'Hyppone

 

            Premier jour

 

 

" Lorsque l'âme est libérée du temps et de l'espace, le Père envoie son Fils dans l'âme."

                           Maître Eckhart

 

 

            Parvenu à ce que Saint Jean de la Croix appelle la nuit des sens, c'est-à-dire au-delà de toute image, l'homme reçoit la lumière. Le voile étant levé, Dieu se manifeste en lui. C'est en cela que le Christ est lumière du monde : médiateur entre Dieu et l'homme, il ouvre les portes de l'invisible.

 

"Afin de recevoir la lumière du Christ, il faut autant que possible se détacher de tous les objets visibles (...). Quand par de tels exercices l'esprit s'est enraciné dans le cœur, alors la lumière du Christ vient briller à l'intérieur, illuminant l'âme de sa divine clarté (...). Quand l'homme contemple au‑dedans de lui cette lumière éternelle, il oublie tout ce qui est charnel, s'oublie lui-même et voudrait ses cacher au plus profond de la terre afin de ne pas être privé de ce bien unique, Dieu."

                           Séraphin de Sarov

 

            Ce jour et cette nuit qui apparaissent le premier jour, ne marquent pas la fin de la temporalité. Il s'agit du jour et de la nuit de l'esprit, de ce qui se passe au fin fond de l'homme dans sa recherche de Dieu. Il est soumis aux affres de la lumière et des ténèbres. C'est la nuit obscure de la foi dont parle Saint Jean de la Croix. Là encore, malgré le degré de détachement atteint, le spirituel peut tomber : la lumière ou les ténèbres, Dieu ou le néant.

             Ainsi les sept jours de la genèse sont des étapes à franchir. Chaque étape implique une nouvelle compréhension de soi-même et de nos rapports avec Dieu et le monde. Le passage d'une étape à une autre est une épreuve, une nuit.

 

            Avant le premier jour

 

            La rencontre avec la lumière n'est pas un aboutissement, c'est un commencement. Auparavant l'homme errait dans le désert du monde pour trouver le chemin de ce qui est plus que lui-même. Il est maintenant sur le chemin, mais il doit le parcourir. Il entre alors dans la nuit obscure de l'esprit, au-delà de l'entendement, guidé uniquement par la lumière.

            "Aucune des connaissances humaines ne peut conduire à l'entendement immédiat de Dieu. Aussi, pour arriver à Dieu, avancer sans comprendre vaut mieux qu'avancer en cherchant à comprendre, et il est meilleur de s'aveugler et de se placer dans les ténèbres que d'ouvrir les yeux dans la pensée qu'on se rapprochera du rayon divin.

 

« C'est encore pour cette raison que la contemplation dans laquelle l'entendement reçoit l'illustration divine, est appelée théologie mystique, c'est-à-dire connaissance secrète de Dieu, car elle reste cachée même à l'entendement qui la reçoit."

Saint Jean de la Croix

 

"Abandonne les sensations, renonce aux opérations intellectuelles, rejette tout ce qui appartient au sensible et à l'intelligible, dépouille-toi totalement du non-être et de l'être et élève-toi ainsi jusqu'à t'unir dans l'ignorance avec Celui qui est au-delà de toute essence et de tout savoir. Car c'est en sortant de tout et de toi-même (...) que tu t'élèveras dans une pure extase jusqu'au rayon ténébreux de la divine Suressence, après avoir tout abandonné et t'être dépouillé de tout."

Denys l'Aréopagite

(théologiemystique)

 

            Alors l'homme parvient au terme de la décréation. Il découvre l'être de son être. Il n'est plus. En lui, est celui qui est. La dualité s'efface, l'homme se découvre divin.

 

"Qui est Dieu ? Je ne puis penser à une réponse meilleure que celui qui est. Rien n'est plus approprié à l'éternité qu'est Dieu."

Saint Bernard

 

" Mon Moi est Dieu, et je ne reconnais d'autre Moi que mon Dieu lui-même."

Catherine de Gênes

 

"Je suis allé de Dieu en Dieu, jusqu'à ce qu'ils eussent crié, de moi, en moi : O toi moi."

Bayazid de Bistun

 

"L'individu est un pouvoir d'être de l'éternel, un pouvoir conscient et éternellement capable de relations avec Lui, mais Un aussi avec Lui au centre de la réalité de son existence éternelle. Cette vérité, l'intelligence peut la saisir (...) mais c'est seulement en l'esprit que cette vérité peut être entièrement réalisée, vécue et devenir un fait. Quand nous vivons en esprit, non seulement nous connaissons, mais nous sommes cette vérité de notre être."

                            Sri Aurobindo

 

 

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