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22/04/2014

La pêche

Nous avions quinze ans et nous pratiquions une pêche que l’Onema et la police de l’eau n’a jamais admise. Que faisions-nous de mal ? Sortir quelques poissons pour les manger le soir après les avoir vidés. Certes si tous font de même… Mais avez-vous déjà vu des bords de rivière noirs de monde à moitié immergés dans les marais. L’eau est froide et il faut de l’habileté pour prendre un poisson à la main.

Les premiers essais furent bien sûr infructueux. On n’avait ni l’onctuosité glissante des animaux aquatiques, ni l’intelligence du corps. On entrait dans l’eau comme un chien dans un poulailler et cela faisait fuir toute espèce animale, même les moustiques qui volaient en groupe autour de nos chairs fraiches. L’oncle, qui avait trente-cinq ans et était dans la force de l’âge avec l’expérience de l’homme de la campagne, nous conseillait : « Entrez sous les marais et toi tu te mets en amont et tu fais de la brouille ! ». Ce qu’il appelait un marais était tout simplement la naissance de quelques arbres dans la berge, un enchevêtrement de racines, de terre, de boue et d’herbes aquatiques. En été, à l’heure où la chaleur des rayons du soleil pénètre même sous la froidure du liquide, les poissons aiment se tenir le nez contre la berge, immobiles, se laissant réchauffer par la lumière intense de l’astre haut placé. Ils dorment à moitié, peut-être même complètement. Mais le bruit de deux ou trois enfants entrant dans l’eau sans précaution les réveille et les alerte. Alors l’oncle disait : « Remontez plus haut, sans bruit, en nageant, et glissez-vous sous les feuillages sans faire de bruit. » Quelques secondes plus tard, il nous susurrait : « Voilà, là, c’est bien. Allez-y ! » Et nous nous glissions avec circonspection sous les feuillages humides et boueux, cheminant difficilement vers la berge, avec précaution, enjambant les racines enchevêtrées. « Maintenant, fouillez entre les racines, vous devriez sentir le dos d’un poisson. Il faut y aller doucement, sinon il donnera un coup de queue et partira. Lentement, les yeux ouverts, mais fermés en imagination, tentant de voir mentalement ce que vous fouillez avec les mains, vous remontiez les deux avant-bras parallèles, le poignet souple, et touchiez les branches revêtues d’une mince couche de limon à tel point que l’on pouvait penser au dos d’un gardon. Et cette activité bizarre, fouiller sous les eaux des racines gluantes, vous donnait la chair de poule. L’oncle en rajoutait et disait innocemment : » Faites attention de ne pas attraper un rat, il y en a beaucoup dans ces marais et ils mordent ! » C’était peu encourageant et on hésitait entre sortir aussitôt de l’eau ou enfin pouvoir prendre un de ces poissons mythiques que nous l’avions vu sortir sans difficulté des marais. Ah ! Vous poussez un cri de surprise. Vous avez posé la main sur un poisson. Vous le savez parce qu’il a donné un coup de queue et s’est enfui. Premier contact, qui fait peur, mais qui encourage dans le même temps. Alors vous replongez les mains dans les branches, pensant en même temps aux rats qui y passent du bon temps. Nouveau contact. Vous vous prenez pour l’opérateur d’un sonar : contact léger, perdu, retour du contact, nouvelle perte. Enfin, il est localisé. Et vos doigts jouent un air de piano avec une douceur extrême, remontant le long du corps du poisson, comme si vous caressiez la joue d’une fille pour la première fois. Mais pendant ce temps, celui qui était en charge de faire de la brouille un peu plus en amont s’est arrêté de remuer la vase, l’eau s’est éclaircie et le poisson vous a vu. Il s’échappe aussitôt, vous laissant un goût d’inachevé dans la bouche. L’oncle le réprimande indirectement : « S’il n’y a pas de brouille, vous ne prendrez rien. C’est un impératif. Le poisson ne doit rien voir, et, bien sûr, vous non plus ! Pas de bruit non plus, le poisson y est sensible ! » L’esclave se remit au travail. Agiter les pieds dans boue du fond du lit pour la laisser remonter, puis dériver jusqu’aux fouilles menées par les autres. Ce n’est pas drôle, pense-t-il seul dans son coin. Et inlassablement les autres explorent les branches sous l’eau, atteignant parfois la rive, c’est-à-dire une sorte de purée molle dans laquelle les doigts s’enfoncent sans rencontrer de résistance.

Ah ! Une touche. Le radar fonctionne. Il cherche de ses phalangettes, avec douceur, la chair glissante du poisson. Il approche, les deux mains légèrement incurvées, et épouse sa forme arrondie. Puis il remonte délicatement vers la tête, cherchant les ouïes légèrement ouvertes pour y glisser ses deux index. Insensiblement, avec une lenteur calculée, faisant croire au poisson que c’est une branche qui lui chatouille le dos, il parvient à cette ouverture tant convoitée qui lui donnera l’accès à la prise. Là… Ca y est… Allez, serre tes deux mains sur son corps, les deux index tenant fermement la tête, empêchant le poisson de se débattre. Tu le tiens, sors-le de l’eau ! Et fier comma Artaban, il crie : « J’en tiens un ! » Tous s’arrêtent, sortent la tête des branches et regardent la prise, un chevesne d’une vingtaine de centimètres qui se débat en remuant la queue. Il paraissait pourtant plus grand et plus gros dans l’eau quand sa seule façon de voir était de le toucher. Il sortit du marais et les deux pieds bien ancrés dans le sable, jeta le poisson vers la berge avec vigueur. L’oncle se précipita dessus, le saisit, en fit grand cas, puis dit : « Bon, c’est pas le tout, mais il nous en faut un peu plus ! »

Quelle victoire, pensait l’enfant. Il se rengorgeait, songeant à cet exploit, s’emparer d’un poisson plus rapide à vous filer entre les doigts qu’une mouche à se laisser écraser d’une main agile. Il mangea seul le soir son chevesne, un poisson qui n’a pas grande qualité gastronomique.